Tout est écrit d’avance pour les personnages tragiques de Tess et Jude . Dans le premier roman, l’échec de la métaphore paternelle a pour conséquence le nouage du signifié au signifiant, du sens à la lettre, et condamne Tess à être sacrifiée à un Autre dévorateur, substitut du Nom-du-Père. Dans Jude aussi la lettre est mortifère à cause de ce que j’ai appelé la confusion entre l’imaginaire et le symbolique : le réel fait violemment retour au cœur des leurres mis en place par les personnages pour tenter de s’en détourner.
‘[...] dans l’univers tragique, les trois cercles du nœud borroméen se superposent exactement, au point que Réel, Symbolique et Imaginaire ne sont plus dissociables 667 .’Le télescopage de ces trois ordres reflète l’écho de l’imbrication du passé dans le présent et l’avenir. Ce que les ancêtres ont écrit dans l’histoire est indélébile et la mort elle-même n’efface rien : nulle promesse d’une quelconque purification ou rédemption dans l’au-delà.
‘[...] for Hardy a man’s life has always been written out from all time and remains even after death recorded on the coiled parchment which inscribes his fate down to the last detail. To perform an act, feel an emotion, or glimpse a landscape is only to bring into temporal existence something which has always already been fated and which will continue to exist forever in eternity [...]. 668 ’Les espoirs et les rêves des personnages se heurtent à leur enfermement spatial et temporel, à cette localisation du temps, “past, present and future in a single, “cognate” realm of immediacy 669 ”. Une scène peut aider à mettre en évidence ce jeu entre les lieux, le temps et la teneur du récit : à l’instant précis où Sue semble prête à avouer son attachement à Jude, le protagoniste se décide pour sa part à dévoiler son passé ; l’endroit qui abrite cet épisode n’est autre que la place du marché :
‘The building by which they stood was the market-house; it was the only place available [...]. He would have preferred a more congenial spot, but, as usually happens, in place of a romantic field or solemn aisle for his tale, it was told while they walked up and down over a floor littered with rotten cabbage-leaves, and amid all the usual squalors of decayed vegetable matter and unsaleable refuse. (J 198)’Dans ce lieu de commerce tout s’échange. Or l’on se souvient que pour Arabella le mariage a avant tout une valeur marchande. La place du marché symbolise donc son union avec Jude. L’endroit permet aussi d’anticiper ce qui arrivera aux deux protagonistes s’ils bravent les interdits : ils seront rejetés par la société, réduits à l’état de déchets. Mais cette déchétisation opère dans le roman un bouleversement de l’ordre des choses qui permet que, quand l’objet chute, surgisse la voix qui fait bord sublime au réel. Le foisonnement sémantique d’un tel passage est à l’image de la superposition des cercles du nœud borroméen et précipite les protagonistes vers leur fin tragique.
Les lois du langage dictent les méandres du récit. John Hillis Miller, dans sa lecture riche et audacieuse de l’œuvre de Hardy, met en avant le rôle essentiel qu’y joue le pouvoir de la lettre :
‘History is the tracing of various lines which inscribe themselves through time as the destinies of all the individuals who make up mankind [...]. Tess’s seduction is a form of writing even before it is described in words 670 .’Ces écritures qui traversent les textes hardiens font du hasard et du chaos existentiels un tableau visible a posteriori : ainsi la vie du protagoniste de Jude prend toute son ampleur et sa signification au moment précis de sa mort. C’est également le rôle du narrateur que d’imposer son regard extérieur et ses mots du dehors sur l’action – ou sur des « impressions » pour citer Hardy 671 – afin d’en faire un récit.
L’art de Hardy est en quelque sorte “a revelation of the cause behind the design 672 ”. Cette cause qui serait l’origine des maux de l’humanité est logée dans le réel et échappe aux défilés du signifiant qui auraient pour but de la nommer. Toujours absent, ce principe originel chez Hardy n’est autre qu’une béance que l’auteur habille – maladroitement parfois – de ses mots enfin d’en dire les contours :
‘What really exists is the shapeless and ageless marble of hills. The imposition of a pattern on the marble by the builders and carvers of the Norman churches is only the superficial laying on of an evanescent and artificial design. The shape of the novel by Hardy is no less artificial 673 .’Le tragique consiste en ce jeu avec le réel, quand le sujet décide de ne plus se satisfaire des semblants mais ôte le voile et met le vide à vif. La beauté vient épouser la tragédie lorsque le personnage s’immisce dans la béance pour en ramener des poussières de réel ; lorsque, devenu spectral, il nous regarde par-delà la mort du texte ; devenu déchet, il nous éblouit par la puissance muette de son chant.
Une telle confrontation avec l’inconnu, une telle évocation de l’envers du décor, en sont encore à leurs balbutiements lorsque Thomas Hardy écrit Tess of the D’Urbervilles et Jude the Obscure, même s’il sait poser sur l’histoire un voile de mots que soulève parfois le souffle du réel. Avec la fin de l’ère victorienne et l’érosion des valeurs morales, les « modernes » vont s’aventurer plus avant au cœur de l’abîme. Joseph Conrad fait figure de modèle dans cette quête qui conduit vers les limbes de la culture. L’étude commune des textes de ces deux écrivains permettra de voir en quoi un auteur souvent qualifié de victorien s’avance déjà sur le territoire de la modernité.
Ramel, p. 69.
J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 232.
Ibid., p. 230.
Ibid., p. 266.
J vi, voir supra, pp. 99-100.
J. Hillis Miller, Distance and Desire, p. 267.
Ibid., 260.