1. A la recherche d’une voix.

Marlow est un homme de paroles qui se plaît à dire et redire l’histoire de Jim :

‘And later on, many times, in distant parts of the world, Marlow showed himself willing to remember Jim, to remember him at length and audibly. (LJ 67)’

Il ménage même de courtes pauses dans sa narration pour mesurer l’intérêt de son public : “He paused again to wait for an encouraging remark, perhaps [...]” (LJ 112). Le protagoniste, au contraire, se montre fort maladroit chaque fois qu’il doit en venir aux mots. Il est souvent décrit comme un enfant, d’une façon plus marquée encore que pour Jude : sa naïveté (LJ 180) lui vaut la confiance de ses employeurs et fait parfois apparaître des traits de féminité dans son personnage : “Such a quiet, soft-spoken chap too – blush like a girl when he came on board…” (LJ 185). Quand il parle, il rougit sans cesse 713 et son discours est souvent bredouillant ou excessif :

‘“And that’s more than I meant when I”… he shivered as if about to swallow some nauseous drug… “jumped,” he pronounced with a convulsive effort, whose stress, as if propagated by the waves of the air, made my body stir a little in the chair. He fixed me with lowering eyes. “Don’t you believe me?” he cried. “I swear!… Confound it! You got me here to talk, and… You must! You said you would believe.” (LJ 138-139)’

Ses paroles trahissent son sentiment de culpabilité et d’échec :

‘“Jumped,” he corrected me incisively. “Jumped – mind!” he repeated, and I wondered at the evident but obscure intention. (LJ 139)’

Le personnage est hanté par son passé qui resurgit dans l’acte d’énonciation. Ces interférences – le passé, le corps, les émotions – brouillent la réception des paroles de Jim et Marlow avoue son incapacité partielle à les comprendre.

Il est non seulement malaisé à Jim de dire les choses mais aussi de les entendre. Les voix des autres personnages, souvent sous la forme du commérage, le font fuir. Il quitte Egström & Blake à cause de l’histoire du Patna qui ressurgit : “Wasn’t there something said about the Patna case ?” (LJ 184) demande Marlow au patron dépité par le départ inattendu de son employé. Ce sont toujours les rumeurs qui précipitent la fuite de Jim car elles sont l’écho de son échec, la voix d’un passé honteux :

‘He had, of course, another name, but he was anxious that it should not be pronounced. His incognito, which had as many holes as a sieve, was not meant to hide a personality but a fact. When the fact broke through the incognito he would leave suddenly the seaport where he happened to be at the time and go to another – generally farther east.” (LJ 46). ’

L’identité que Jim cherche à se donner est à l’image de son langage, pleine de trous et d’hésitations.

C’est au Patusan qu’il espère enfin échapper à ces voix qui effraient Jewel tout autant que lui :

‘She feared nothing, but she was checked by the profound incertitude and the extreme strangeness – a brave person groping in the dark. I belonged to the dark that might claim Jim for its own at any moment. I was, as it were, in the secret of its nature and its intentions – the confidant of a threatening mystery – armed with its power, perhaps! I believe she supposed I could with a word whisk away Jim out of her very arms […]. (LJ 271)’

Les craintes de Jewel sont affaires de langage, de dit et de non-dit. Elle devine que derrière le langage, sous le voile des mots, se tapit la chose, terrifiante et dévorante :

‘“He says he had been afraid. How can I believe this? Am I a mad woman to believe this? You all remember something! You all go back to it. What is it? You tell me! What is this thing? Is it alive? – is it dead? I hate it. It is cruel. Has it got a face and a voice – this calamity? Will he see it – will he hear it?” (LJ 275, je souligne)’

Elle décèle l’objet voix – et l’objet regard – que recouvre imparfaitement la langue de Marlow qui se plaît à l’usage des mots, se voulant rassurant et assumant le rôle du père face aux amoureux : “You shall never be troubled by a voice from there again” (LJ 277), dit-il à Jewel. Cette parole est d’ailleurs ironique puisqu’il est lui-même la plus pertinente et la plus tenace de ces voix qui ne cessent de conter l’histoire de Jim.

En effet, le narrateur raconte et prolonge indéfiniment son récit là où Jim se tait, comme au cours du procès par exemple :

‘For days, for many days, he had spoken to no one, but had kept silent, incoherent, endless converse with himself, like a prisoner alone in his cell or like a wayfarer lost in a wilderness. (LJ 66-67)’

Et lorsque Jim parle, ses mots s’enchaînent de façon anarchique, sans lien logique, permettant de percevoir des points de rupture où la parole cesse un instant. Dans le passage qui suit, le protagoniste laisse entrer dans son discours les paroles d’autres personnages, mais fait aussi entendre le silence :

‘“ “And Dain Waris – their son – is the best friend (barring you) I ever had. What Mr. Stein would call a good “war-comrade.” I was in luck. Jove! I was in luck when I tumbled amongst them at my last gasp.” He meditated with bowed head, then rousing himself he added –
“ “Of course I didn’t go to sleep over it, but...” He paused again. “It seemed to come to me,” he murmured. “All at once I saw what I had to do...” ” (LJ 235 714 )’

Dans ces espaces inscrits sur la page à l’aide des points de suspension peut se glisser une voix désincarnée, étrangère, porteuse d’un sens nouveau dans le roman, tout comme Dain Waris, l’ami étranger, s’insère dans l’histoire : la voix du lecteur qui interprète, les voix des autres personnages qui résonnent dans l’intervalle des mots du protagoniste. D’autant plus que les positions narratives évoluent : si Marlow est le principal narrateur, il n’est qu’au second rang puisque le récit démarre à la troisième. Jim lui-même endossera le rôle de narrateur au Malabar House ; Marlow se trouve alors être son auditoire. Il en sera de même lors de son entrevue avec Jewel (LJ 300), puis Brown (LJ 296).

D’emblée le lecteur doit suivre la piste d’une réflexion sur le langage dans un texte où la narration fluctue, change de main et de médium, et où Marlow va devoir combler les trous laissés béants par le silence du personnage de Jim. En quoi Marlow sera-t-il à son tour digne de foi (“truthful”) ? Jim peut-il l’être, tant il demeure énigmatique ? Et ne va-t-il pas au Patusan, contre toute attente, se vouer à la toute-puissance du verbe ?

Sur cette île, l’hésitation qui caractérisait son énonciation avant le Patusan paraît avoir disparu. Face aux envahisseurs guidés par Gentleman Brown,

‘[w]hen he began to speak, the unaccustomed difficulty seemed only to fix his resolve more immovably (LJ 333). ’

Il retrouve l’usage de la parole et c’est même lui qui enseigne l’anglais à Jewel :

‘she had learned a good bit of English from Jim, and she spoke it most amusingly, with his own clipping, boyish intonation. (LJ 251)’

Cependant, le langage que le protagoniste manie est de plus en plus oral, soumis à l’influence de la langue des indigènes. Cela s’entend dans les paroles de Jewel qui portent la marque distinctive de l’intonation de Jim. Plus tard, il semble ne plus savoir écrire 715 . Il est en quelque sorte dépossédé de sa langue et soumis au dictat d’une autre. Les verbes disparaissent alors de ses phrases tronquées : “What? No lights! [...] You there, Marlow?” (LJ 280) ; l’anglais est même ponctuellement abandonné lorsque Jim s’adresse aux habitants du Patusan. Les mots que Marlow emploie pour rendre compte de ce discours nous laissent deviner qu’il traduit les paroles du protagoniste :

‘He was ready to answer with his life for any harm that should come to them if the white men with beards were allowed to retire. (LJ 333, je souligne)’

Cette dernière citation montre que l’aura qu’on lui décerne dans cette contrée hors-civilisation donne au langage une dimension quasi-magique, performative à l’excès ; si bien que ce que dit Jim y est pris à la lettre et, lorsqu’il s’engage à mourir pour le Patusan, il signe en réalité son arrêt de mort.

A ce moment de l’histoire, la boucle se referme. Jim renoue avec l’échec et le déshonneur. Sa parole est devenue mensonge et ne peut, en dépit de sa promesse que tout se passerait bien (“Everybody shall be safe”, LJ 333), éviter un massacre. Elle se transforme en cri lorsqu’il apprend la mort de Dain Waris et qu’il comprend que Tamb’Itam va l’abandonner. Elle finit alors par s’éteindre une nouvelle fois :

‘He sat like a stone figure [...]. The girl he loved came in and spoke to him, but he made a sign with his hand, and she was awed by the dumb appeal for silence in it. (LJ 345)’

Mais tandis qu’après le procès Jim retrouve quelque confiance dans le langage, cette fois le mutisme est définitif et s’éternise dans le silence de la mort.

C’est en effet la main posée sur les lèvres qu’il reçoit la sentence décidée par Doramin. Dans ce qui pourrait être lu comme un second procès, au cours duquel le chef des Bugis serait le juge et où l’assistance serait composée des gens du peuple du Patusan, la peine capitale est prononcée et exécutée sur-le-champ. L’acte de Doramin se substitue à la parole dont ce dernier semble avoir perdu l’usage :

‘The unwieldy old man, lowering his big forehead like an ox under a yoke, made an effort to rise, clutching at the flintlock pistols on his knees. From his throat came gurgling, choking, inhuman sounds, and his two attendants helped him from behind. (LJ 350)’

La voix de Doramin se fait inhumaine car elle appartient à un autre ordre que le symbolique. Elle se situe plutôt au cœur du nouage entre le symbolique que représente le langage, l’imaginaire que constituerait le « rêve-devenu-réalité » de Jim, et le réel de la mort. Tous ces éléments émergent et disparaissent à la fois dans les sons « inhumains » et pourtant lourds de sens du vieil homme 716  : c’est lui qui, à cause de sa douleur, décide de la fin du roman. Il laisse alors entrevoir la fissure derrière l’univers idyllique que Jim a cru construire. Ce dernier a su gravir une colline et s’emparer d’une autre au Patusan, sans jamais, cependant, pouvoir faire disparaître la faille qui les sépare ; de même, la colère et la discorde demeurent en réalité aussi présentes qu’avant son arrivée.

Le texte permet donc au lecteur de discerner cette volonté de Jim d’échapper à la division qui s’opère dans le langage. Le protagoniste ne cesse de refuser la prise de distance que nécessite l’entrée dans la chaîne signifiante. Ainsi, à l’issu de la deuxième journée du procès, Jim entend l’expression “wretched cur” (LJ 95) et croit qu’elle se réfère à lui. L’ironie de la situation réside dans le fait qu’il ne perçoit que la dimension métaphorique du mot, alors que le locuteur l’emploie au sens littéral. Ce quiproquo souligne bien sûr le sentiment de culpabilité qui habite le protagoniste dans l’affaire du Patna . Mais il démontre également que Jim se perd trop souvent loin de la loi du symbolique, dans son propre imaginaire.

Dès le début du roman nous apprenons son penchant pour les livres d’aventure – “light holiday literature” (LJ 47) – et sa propension à s’identifier aux héros de ces livres. Se détachant de sa réalité matérielle, il plonge dans l’univers imaginé de l’héroïsme qu’il croira atteindre au Patusan : comme Jude son imaginaire se nourrit de lectures 717 et son rêve épouse les formes d’un lieu situé dans un ailleurs idéalisé et inaccessible. Pourtant quand il lui semble nécessaire de prendre la plume, il est incapable d’écrire, incapable de s’adresser à un autre car ce serait reconnaître la fissure qui le sépare de cet autre ainsi que du signifiant qui le représenterait lui sur la page : “he tried to write – to somebody – and gave it up” (LJ346).

Ecrire, c’est ce que parvient à faire Marlow 718 . Il finit par interrompre sa narration orale, mais le silence n’est que partiel, rempli par les mots que lit l’auditeur privilégié :

‘With these words Marlow had ended his narrative, and his audience had broken up forthwith, under his abstract, pensive gaze. [...] but there was only one man of all these listeners who was ever to hear the last word of the story. (LJ 291)’

Les caractères sont très lisibles, “addressed in Marlow’s upright and angular handwriting” (LJ 292). La voix laisse place au geste, un geste cursif qui se fera aussi le réceptacle des voix de Brown, de Tamb’Itam, de Stein : quand la voix de Marlow semble défaillir, le texte doit continuer car il semble impératif de ne pas céder au silence et la lecture devient une écoute (“hear”).

Lord Jim multiplie donc les actes de parole pour tenter de faire oublier au lecteur l’aphasie du protagoniste. Le silence est recouvert des mots qui jamais ne tarissent, même lorsque Marlow nous assure que “[m]y last words about Jim shall be few” (LJ 209). Quand le roman se termine, la phrase est laissée en suspens et prolongée par un geste qui est à la fois signe d’adieu et marque d’affection :

‘“Stein has aged greatly of late. He feels it himself, and says often that he is “ preparing to leave all this; preparing to leave…” while he waves his hand sadly at his butterflies.” (LJ 352)’

Ce geste final rappelle aussi les nombreuses – pour ne pas dire entêtantes – références au regard et à la lumière dans Lord Jim . Le mode visuel y supplante le mode oral. On peut se demander si cela a pour effet de recouvrir le vide ouvert par les silences de Jim ou plutôt de creuser un peu plus la faille, de même que les tentatives du protagoniste pour échapper à la rumeur ne font peut-être que la raviver :

‘[...] I could never make up my mind about whether his line of conduct amounted to shirking his ghost or to facing him out. (LJ 187)’

Notes
713.

Sur le thème de l’embarras plutôt que de la culpabilité dans Lord Jim , voir Michael Greaney, “Lord Jim and Embarrassment”, in The Conradian, Lord Jim : Centennial Essays, Allan H. Simmons et J. H. Stape, ed., Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 2000, pp. 1-14.

714.

Voir supra, p. 287, pour un autre exemple (LJ 138-139).

715.

Voir supra, p. 391.

716.

L’intention derrière les sons émis par Doramin est “evident but obscure” à l’image des paroles de Jim au sujet de son saut hors du Patna (LJ 139, voir supra p. 287).

717.

Les lectures de Jude sont plus nettement orientées vers une acquisition de connaissances encyclopédiques, mais son esprit est tout de même sensible au romantisme et à l’imaginaire des poèmes qu’il cite au fil du récit. Par exemple, les vers de William Barnes, qui utilisait le dialecte du Dorset, et de Michael Drayton, tous deux poètes du dix-neuvième siècle, évoquent les paysages anglais sur le ton de la pastorale (J 272-273). Le narrateur compare aussi les pensées du protagoniste à celles de Heine qui inspira de grands compositeurs germaniques.

718.

On notera l’importance de la présence d’un auditoire ou d’un lecteur pour Marlow. L’absence d’interlocuteur précis (“somebody”) lorsque Jim écrit paraît être l’une des causes de son incapacité à y parvenir.