La rencontre entre Marlow et Jim se fait en premier lieu sur le mode visuel. Le narrateur est la seule personne présente au procès de Jim qui semble manifester quelque signe de compréhension bienveillante envers l’accusé :
‘Jim’s eyes, wandering in the intervals of his answers, rested upon a white man who sat apart from the others, with his face worn and clouded, but with quiet eyes that glanced straight, interested and clear [...]. He met the eyes of the white man. The glance directed at him was not the fascinated stare of the others. It was an act of intelligent volition. (LJ 66)’Marlow est soumis aux regards de Jim et du narrateur extra-diégétique qui va bientôt lui céder la parole. Il se détache du reste de l’auditoire et semble plus apte à comprendre Jim que les autres, étant lui-même un personnage à la fois obscur (“clouded”) et clairvoyant, aux confins donc de l’énigme que posera Jim.
Jeremy Hawthorn souligne l’importance du regard de Marlow dans le récit. D’une part son approche externe du protagoniste préserve l’obscurité intérieure de Jim. D’autre part, elle distingue clairement Marlow du narrateur des quatre premiers chapitres :
‘Marlow’s gaze takes in that which is peripheral to Jim, that which is past his shoulder and thus invisible to him. At the same time Marlow’s glance – unlike the look of the narrator of the novel’s first four chapters – is a human one. It does not penetrate into Jim’s mind in the way in which the early narrator does […]. Perhaps, most importantly, it is an exchanged glance […] 719 .’Si Marlow, qui va dès lors prendre les commandes de la narration, se doit d’être un observateur vigilant, le protagoniste apparaît également, au cours de son procès, particulièrement attentif à ce qui se passe autour de lui : c’est ainsi qu’il aperçoit Marlow. Le narrateur extra-diégétique ajoute que Jim “sat pink and fair and extremely attentive” (LJ 160). Mais ce regard est en réalité une façon pour lui de fuir les lois du langage auxquelles le confrontent les questions de la cour comme le montrent les quelques lignes omises dans la citation précédente :
‘Jim answered another question and was tempted to cry out, “What’s the good of it! what’s the good!” He tapped with his foot slightly, bit his lip, and looked away over the heads. (LJ 66)’Jim répond comme par réflexe aux questions ; quand l’automatisme s’enraye, les paroles se brisent. Le silence n’est que le dernier rempart avant le cri – il est lui-même un cri immatériel, une voix désincarnée et inaudible :
‘Le silence n’est pas le fond du cri. C’est le cri qui semble provoquer le silence, qui le cause 720 .’Ce qui se produit alors pour Jim se situe hors-langage et ne peut plus passer par les défilés du signifiant. Cela relève en réalité de la voix qui touche au réel :
‘C’est qu’avec le cri, nous ne sommes plus dans la problématique de la parole [...], mais celle de la voix, de la pulsion invocante 721 .’Jim est dans l’incapacité de dire ce qui s’est vraiment passé, ce qu’il a réellement vu et de s’en tenir aux faits (“facts” LJ 65) comme le souhaiterait la cour. Car il sait que l’essence de sa mésaventure réside ailleurs, dans une dimension où la causalité cesserait d’être nécessaire pour que surgisse la signification :
‘At present he was answering questions that did not matter although they had a purpose, but he doubted whether he would ever again speak out as long as he lived. The sound of his own truthful statements confirmed his deliberate opinion that speech was of no use to him any longer. (LJ 67)’Ce qui compte pour Jim, et également pour Marlow, ce n’est pas le sens des mots, mais le son qui s’en échappe : le narrateur se souviendra du protagoniste sur le mode de l’oralité, “in detail and audibly” (LJ 67). A tel point que dans les silences de Jim, comme dans ses moments de loquacité ou lorsqu’il est au bord du cri, semble émerger l’objet voix : “his bearing was that of a naturally taciturn man possessed by an idea” (LJ 176). Dans son mutisme, quelque chose parle.
‘[...] la voix est exactement ce qui ne peut pas se dire.L’horreur entrevue par Jim, après qu’il a abandonné le Patna et s’est retrouvé aux côtés de l’abject capitaine et du mécanicien devenu fou, ne peut se dire que dans les creux du langage, entre les mots.
Pour échapper à un langage qui tyrannise – par les commérages à l’image de ce qui se passe dans Jude – ou qui aliène – c’est le cas avec le délire du mécanicien (LJ 80-81) – Jim regarde, observe. Il perçoit Marlow qui va devenir sa voix et qui fonctionne dès lors pour lui comme un miroir. Ainsi, l’échange de regards se répète le jour suivant au tribunal. Jim semble recevoir par le biais du narrateur l’image de sa propre faute :
‘The look he gave discomposed me, as though I had been responsible for his state: he looked at me as if I had been the disembodied evil of life. (LJ 161)’Cependant le miroir narratif ne renvoie pas véritablement une image, mais sa représentation verbale. Le regard ne peut se passer ni de la voix du narrateur, ni de l’écriture de l’auteur. Conrad le sait bien lorsqu’il rédige la célèbre préface à The Nigger of the “Narcissus” :
‘My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word to make you hear, to make you feel – it is, before all, to make you see 723 ! ’L’écriture est l’unique instrument de l’écrivain. Conrad cherche à contourner la loi tyrannique de la lettre – de la lettre écrite, de la lettre morte – pour donner lieu à l’émergence d’une voix – la voix narrative – et d’une vision. Comme le rappelle Edward W. Said,
‘Conrad’s primary mode, although he is a writer, is the oral, and his ambition is to move toward the visual 724 .’Marlow est donc l’un des observateurs du récit, l’un des témoins de l’histoire de Jim, comme le sont aussi Brierly, le lieutenant français, ou Brown 725 . Mais c’est avant tout au travers du personnage de Jim que nous parviennent les sensations représentées dans le texte. Sur le Patna , il scrute, voire ingurgite, ce qu’il voit de l’équipage et des pèlerins ; il en note les moindres détails mais cette vision paraît chaotique. Le “delayed decoding 726 ” propre à l’écriture conradienne semble ici non pas retarder mais nier, annuler la vision. Ce sont plutôt les autres et ce qu’il y a autour qui regardent Jim. Pour commencer, un passager lui demande de l’eau :
‘The light of the lamp he carried in his right hand fell upon an upturned dark face whose eyes entreated him together with the voice. (LJ 109, je souligne)’Puis l’équipage ne cesse de l’interpeller :
‘“Come and help, man! Are you mad to throw your only chance away? Come and help, man! Man! Look here – look!” (LJ 117, je souligne)’Confondant Jim avec un autre membre de l’équipage, ils l’incitent à sauter pour les rejoindre :
‘“Then three voices together raised a yell: one bleated, another screamed, one howled. Ough! [...] Eight hundred living people, and they were yelling after the one dead man to come down and be saved. “Jump, George! Jump! Oh, jump!” ” (LJ 124)’Dans un même temps, le protagoniste demeure immobile et silencieux, mais cependant toujours aux aguets, à regarder et écouter. Les adjectifs “still”, “motionless”, “silent” se propagent dans le texte. Ils renvoient l’image d’un personnage qui se fait le réceptacle de tous les bruits et mouvements alors que le bateau menace de sombrer : Jim devient objet 727 , ne faisant que subir, entendre (et non pas écouter), voir (et non pas regarder) ce qui se déroule autour de lui.
‘Twice, he told me, he shut his eyes in the certitude that the end was upon him already, and twice he had to open them again. Each time he noticed the darkening of the great stillness. The shadow of the silent cloud had fallen upon the ship from the zenith, and seemed to have extinguished every sound from her teeming life. He could no longer hear the voices under the awnings. He told me that each time he closed his eyes a flash of thought showed him that crowd of bodies, laid out for death, as plain as daylight. When he opened them, it was to see the dim struggle of four men fighting like mad with a stubborn boat. [...] His eyes fell again. “See and hear... See and hear,” he repeated twice, at long intervals, filled by vacant staring 728 . (LJ 120-121) ’Que ses yeux soient ouverts ou fermés, Jim continue de percevoir ce qui se passe à l’extérieur. Il n’est plus qu’un corps inanimé, comme si en lui attribuant le nom du défunt George l’équipage lui attribuait une part de ténèbres 729 . Les mots décident de la trajectoire des personnages, de même que le nom des D’Urberville marque Tess dès la première page du roman de Hardy.
Les mots et les choses ont pris le pouvoir sur le sujet. Les yeux de Jim ne sont plus qu’un écran sur lequel se projettent des images et son inertie se lie sur son visage au moment où il raconte sa mésaventure à Marlow :
‘There was a suggestion of awful stillness in his face, in his movements, in his very voice when he said “they shouted” – and involuntarily I pricked up my ears for the ghost of that shout that would be heard directly through the false effect of silence. (LJ 124)’Peu à peu, tout n’est qu’ombre et silence, dans l’attente d’une voix qui s’élèverait ou d’une apparition. C’est en fait la mort qui semble gagner du terrain dans le petit bateau des fuyards :
‘He [...] became conscious of the silence. He mentioned this to me. A silence of the sea, of the sky, merged into one indefinite immensity still as death around these saved, palpitating lives. A silence! [...] “You couldn’t distinguish the sea from the sky; there was nothing to see, nothing to hear. Not a glimmer, not a shape, not a sound.” (LJ 127)’La vision ne peut prendre forme car il n’y a en réalité rien à voir. Christminster offrait à Jude le scintillement des toits et l’éclat des clochers sous le soleil couchant :
‘Some way within the limits of the stretch of landscape, points of light like the topaz gleamed. The air increased in transparency with the lapse of minutes, till the topaz points showed themselves to be vanes, windows, wet roof slates, and other shining spots upon the spires, domes, freestone-work, and varied outlines that were faintly revealed. It was Christminster, unquestionably; either directly seen, or miraged in the peculiar atmosphere. (J 19)’Il n’y a dans Lord Jim que le vide, que « ce qui dans le visible, au sens strict, fait trou, ce qui est invisible 730 » ; telle est la définition de l’objet regard. L’espace qui s’offre à Jim révèle une béance où se perd l’œil du spectateur :
‘Ce qui nous regarde, inéluctablement, vient faire scission, creuser un vide dans ce que nous voyons 731 . ’Les quatre hommes courent le risque d’être lentement pénétrés par la présence mortifère de l’immensité de la mer qui semble avoir englouti le ciel, la terre et le soleil. Jim évoque cette impression d’anéantissement – “Annihilation” dit Marlow (LJ 127) – du sujet :
‘“Everything was gone and – all was over… ” he fetched a deepD’ailleurs, le capitaine du bateau qui conduit Jim au Patusan ne voit dans le protagoniste que “the similitude of a corpse” (LJ 220). Et bien que Marlow refuse de passer un jugement similaire (“but I can assure you no man could have appeared less “in the similitude of a corpse” ” LJ 221), sa propre narration laisse entrevoir l’ambiguïté du personnage, de la même manière que, plus haut, le silence qui suit les mots de Jim porte la trace du cri qu’il évoque.
Le texte se singularise donc par les jeux d’ombres et de lumières qui s’y multiplient : Lord Jim , œuvre qui marque l’entrée dans la modernité par sa temporalité éclatée et sa consonance polyphonique, laisse cependant le souvenir d’une toile de maître, du Titien peut-être, par cette utilisation du clair-obscur.
‘The importance of darkness is usually heightened and valued; light is very often degraded and deprecated. It is seen at best as a dazzling thrust which blots out sight and dims the mind, at worst a source of persecution and shame for the protagonist 732 .’Jim en est le principal exemple. Dès la première page, il apparaît vêtu de blanc : “He was spotlessly neat, apparelled in immaculate white from shoes to hat” (LJ 45). Au Patusan, Tamb’Itam’ l’appelle son « seigneur blanc » (“white lord” LJ 242). Mais Marlow répète qu’une ombre, un nuage (“under a cloud” LJ 44, 213-214, 216, 293, 295, 350, 351), planent au-dessus de Jim. Si au contraire le protagoniste se tient dans la lumière, cette dernière constitue un obstacle à la vision, comme lorsque le soleil brille trop fort – “in broad day light” (LJ 179) – ou qu’il se reflète dans la mer :
‘My eyes were too dazzled by the glitter of the sea below his feet to see him clearly; I am fated never to see him clearly; (LJ 221) ’Le protagoniste est semblable au “mysterious white man” qui, selon une légende, détiendrait une pierre précieuse, “an extraordinary gem” (LJ 249), qui pourrait s’appeler “Jewel”. La perplexité du narrateur 733 rend le personnage de Jim énigmatique, oscillant entre héroïsme et lâcheté, mutisme et loquacité, vie et mort. Le passage qui suit met en relief l’ambivalence et le mystère qui entourent Jim dont le destin se nourrit d’ombre et de lumière, lui donnant une dimension moins humaine que « symbolique ».
‘And there I was with him, high in the sunshine on the top of that historic hill of his. He dominated the forest, the secular gloom, the old mankind. He was like a figure set up on a pedestal, to represent in his persistent youth the power, and perhaps the virtues, of races that never grow old, that have emerged from the gloom. I don’t know why he should have always appeared to me as symbolic [...]. It was like a shadow in the light. (LJ 238)’La comparaison de Jim à une ombre en pleine lumière rappelle le personnage de Jude. Cependant, le traitement de ces deux protagonistes diffère en ceci que l’obscurité de Jude ne fait pas de lui le représentant d’une communauté mais l’en exclut : Jude est peut-être le produit et le symbole de son histoire familiale, mais il n’accède pas à cette universalité qu’évoque ici Marlow ou dont parle Conrad sous le terme de « solidarité 734 ». Cela pourrait être une réponse à la volonté de ce dernier d’assimiler la culture britannique et d’en recevoir la nationalité, alors que Hardy s’éloigna chaque jour un peu plus de la vie sociale, d’abord en quittant Londres puis en vivant reclus à Max Gate.
Les deux auteurs optent donc pour des stratégies d’écritures et des positions subjectives différentes. L’étude de la fonction du protagoniste dans Lord Jim semble cependant éveiller chez le lecteur la même fascination que Tess et Jude par sa spectralité.
Hawthorn, in Martinière, Lectures d’une œuvre, p. 89.
Fonteneau, in Quarto n° 54, p. 76.
Ibid., p. 76.
J. A. Miller, in Quarto n° 54, p. 51.
Preface to The Nigger of the “Narcissus” , p. xlii.
Said, The World, the Text and the Critic, p. 106.
Notons d’ailleurs que Brierly et Brown fonctionnent comme des images inversées de Jim. Le premier choisira de disparaître dans le néant pour échapper à l’horreur mise à nu par l’histoire de Jim, le second sera l’image du déshonneur, “the disembodied evil of life” pour reprendre les mots de Marlow.
Le terme est introduit par Ian Watt dans son ouvrage intitulé Conrad in the Nineteenth Century. Selon lui, cette technique “served mainly to put the reader in the position of being an immediate witness of each step in the process whereby the semantic gap between the sensations aroused in the individual by an object or event, and their actual cause or meaning, was slowly closed in his consciousness.” (Watt, Conrad in the Nineteenth Century, p. 270)
Jim semble sombrer au rythme du Patna . L’histoire du bateau qu’on croyait perdu puis qui revient au port pourrait être une image de l’errance de Jim de port en port, puis au Patusan où il finira par disparaître pour de bon. De plus, comme le Patna, il ressurgit dans l’histoire alors qu’on le croit oublié.
Jim retrouve son statut de sujet lorsqu’il devient le narrateur de sa propre histoire auprès de Marlow. Là se situe peut-être la véritable dette du protagoniste envers le narrateur conradien.
Ce processus d’identification entre un homme mort et le personnage peut rappeler l’épisode du décès du barreur de Marlow dans Heart of Darkness . Le narrateur se retrouve dans une mare de sang : “my shoes were full; a pool of blood lay very still, gleaming dark-red under the wheel […]” (Conrad, Heart of Darkness , p. 202). Cette proximité du moribond et son sang versé sur les chaussures de Marlow font craindre à ce dernier que la mort, qui semble invoquer les spectateurs au travers du silence et du regard du mourant, ne le happe à son tour : “We two whites stood over him, and his lustrous and inquiring glance enveloped us both. I declare it looked as though he would presently put to us some question in an understandable language; but he died without uttering a sound, without moving a limb, without twitching a muscle. Only in the very last moment, as though in response to some sign we could not see, to some whisper we could not hear, he frowned heavily, and that frown gave to his black death-mask an inconceivably sombre, brooding, and menacing expression. […] To tell you the truth, I was morbidly anxious to change my shoes and socks. “He is dead,” murmured the fellow, immensely impressed. “No doubt about it,” said I, tugging like mad at the shoe-laces.” (Ibid., p. 202-203)
Castanet, in Quarto n° 53, p. 49.
Doisneau, in Quarto n° 53, p. 109.
Acheraoui, “Joseph Conrad’s Poetics : Space and Time”, p. 40.
Marlow est un narrateur qui reconnaît parfois les limites de son savoir. Ainsi, il est une voix et un regard à taille humaine, ce qui ne permet pas au narrataire de tout connaître au sujet de Jim : “It is this mysterious power that the “eye” of the narrator of the novel’s first four chapters lacks ; it is not a human glance, and it is not an exchanged glance.” (Hawthorn, in Martinière, Lectures d’une œuvre, p. 90) Un tel choix narratif revêt alors le protagoniste et l’ensemble du texte de ce même mystère.
Voir supra, pp. 278-279.