3. Jim, personnage spectral.

Le caractère énigmatique de Jim tient en partie au fait qu’il s’identifie aisément aux héros des livres d’aventure qu’il affectionne. Il se perd dans cet imaginaire et ne parvient pas à s’enraciner dans la réalité. Ainsi, sur le bateau école, il s’invente une vie de justicier aux aventures innombrables, “always an example of devotion to duty, and as unflinching as a hero in a book” (LJ 47). Au même titre que Jude, il se projette dans une vision de l’avenir qui annihile les obstacles et les interdits : Jude opte pour la vie avec Sue à l’encontre de toute loi et des leçons de son histoire familiale. Jim, quant à lui, s’en va au Patusan pour s’affranchir de son passé.

Dans ce pays lointain, il est partagé entre son inaction face au danger et l’acte de bravoure dont il rêve. L’ironie du texte consiste alors à ancrer le désir de Jim dans la réalité diégétique, dans le “now” de l’histoire, reléguant le réel de sa peur dans le non-dit :

‘The tumult and the menace of wind and sea now appeared very contemptible to Jim, increasing the regret of his awe at their inefficient menace. Now he knew what to think of it. It seemed to him he cared nothing for the gale. He could afford greater perils. He would do so – better than anbybody. Not a particle of fear was left. (LJ 49).’

La division du sujet est puissamment inscrite dans le texte de Lord Jim avec la description du Patusan, île dont la particularité géographique se trouve être précisément une faille immense, un vide qui sépare les deux collines :

‘At a point on the river [...] there can be seen rising above the level of the forests the summits of two steep hills very close together, and separated by what looks like a deep fissure, the cleavage of some mighty stroke [...]. On the third day after the full, the moon, as seen from the open space in front of Jim’s house (he had a very fine house in the native style when I visited him), rose exactly behind these hills, its diffused light at first throwing the two masses into black relief, and then the nearly perfect disc, glowing ruddily, appeared, gliding upwards between the sides of the chasm, till it floated away above the summits, as if escaping from a yawning grave in gentle triumph. (LJ 205)’

Cette faille sera le tombeau de Jim. La lune semble y jouer un rôle primordial : elle est véritablement le symbole de cet entre-deux qui pourrait caractériser l’existence du protagoniste au Patusan. Tout comme la lune apparaît à la fois grâce à la nuit et à la lumière du soleil, Jim ne se discerne que dans son incapacité à choisir entre le réel et le symbolique. Cette errance qui entraîne le lecteur, à l’image de Brierly, vers une remise en question de tous les fondements de ses valeurs, rappelle la tendance des protagonistes de Jude à substituer leur imaginaire à l’ordre symbolique 735  : cette subversion-là tendait à saper les croyances et autres conventions de l’époque victorienne. Avec Conrad, le lecteur se laisse guider vers les profondeurs de l’âme humaine dans toute sa complexité, dans des contrées où la culture occidentale cesse de faire sa loi.

Malgré ces différences de perspective, Jim et Jude se font écho, cherchant tous deux refuge dans leur imaginaire dans un même et ultime consentement à la mort et au silence. Leurs positions subjectives sont problématiques car ils demeurent en marge des conventions sociales et donc de l’ordre symbolique. Leur trajectoire dessine le contour du vide qui les appelle, de la mort qui les attend.

Dans Lord Jim – comme dans Jude – les autres personnages de la diégèse permettent de souligner cette complexité du protagoniste. Ainsi, Brierly fait le grand saut dans le réel et se suicide lorsqu’il se retrouve face à l’effondrement du code de l’honneur auquel il s’était voué :

‘He jumped overboard at sea barely a week after the end of the inquiry, and less than three days after leaving port on his outward passage; as though on that exact spot in the midst of waters he had suddenly perceived the gates of the other world flung open wide for his reception. (LJ 86)’

Marlow, confronté au même savoir sur l’Autre que Brierly, ne sombre  pas car il écrit. Cela est plus évident encore dans Heart of Darkness où le narrateur, parce qu’il nomme « l’horreur », ne s’y perd pas avec Kurtz. Quant à Dain Waris, il aide le lecteur à se souvenir que Jim est un étranger au Patusan : “He had not Jim’s racial prestige and the reputation of invincible, supernatural power” (LJ 310). Quoique la maison du protagoniste soit construite selon le savoir-faire des indigènes, que sa fiancée soit métisse 736 et qu’il adopte peu à peu le langage du Patusan, il n’en reste pas moins un blanc, “one of us”.

Une des fonctions des autres personnages du récit est donc d’étendre au niveau diégétique les effets que l’usage du clair-obscur a sur la narration. Dain Waris, Brierly, Marlow, mais aussi Brown ou Stein, sont des miroirs où se reflète le côté sombre ou le côté lumineux de Jim ; lorsqu’ils participent à la narration, leur opinion contribue à accroître la complexité du personnage :

‘They are irreplaceable points of view on Jim within Marlow’s point of view. [...] Just as the crucial episodes in Jim’s life echo one another, [...] so Captain Brierly’s suicide is a jump ambiguously duplicating Jim’s jumps [...] while the French Lieutenant’s courage shows what Jim might have done on the Patna , and Stein’s strange history echoes Jim’s either positively or negatively 737 . ’

La lune qui s’élève au-dessus du Patusan pourrait donc bien être l’image la plus pertinente du protagoniste :

‘There is something haunting in the light of the moon: it has all the dispassionateness of a disembodied soul, and something of its inconceivable mystery. It is to our sunshine, which – say what you like – is all we have to live by, what the echo is to the sound: misleading or confusing whether the note be mocking or sad. It robs all forms of matter – which, after all, is our domain – of their substance, and gives a sinister reality to shadows alone. (LJ 224)’

L’astre, telle “the shiny goddess” devant laquelle Jude s’agenouille (J 36), ressemble à un esprit désincarné, comme Jim, libéré de la chair mais mystérieux. Tout de blanc vêtu, il est devenu une figure légendaire au Patusan où les habitants le croient doté de pouvoirs surnaturels et surhumains. La lumière de la lune hante la nuit et donne vie aux ombres : Marlow est lui-même obsédé par l’histoire de Jim dont il reçoit l’écho partout où il va. Le narrateur a parfois bien du mal à choisir entre sympathie et agacement devant ce récit fragmenté d’une vie d’errance et de dissimulation.

Une telle lecture symbolique d’un passage de la narration semble être justifiée par les innombrables références au silence, à l’immobilité et à l’obscurité disséminées dans le texte 738 . Les ombres ne se dissipent jamais et le récit se termine, comme Tess et Jude , sans avoir reçu de conclusion satisfaisante, sans que le narrateur n’exprime une vérité sur le choix moral de Jim.

Lord Jim fait du protagoniste un personnage spectral – “under a cloud” – qui est partie intégrante d’un monde hors-civilisation représenté par le Patusan :

‘[...] the spectre gives body to that which escapes (the symbolically structured) reality.
The preideological “kernel” of ideology thus consists of the spectral apparition that fills up the hole of the real. This is what all the attempts to draw a clear line between “true” reality and illusion (or to ground illusion in reality) fail to take into account: if (what we experience as) “reality” is to emerge, something has to be foreclosed from it, that is, “reality”, like truth, is by definition never “whole”. What the spectre conceals is not reality but its “primordially repressed,” irrepresentable X on whose repression “reality” itself is founded 739 .’

Le personnage de Jim semble forclos de la diégèse – c’est-à-dire du domaine de la représentation et du symbolique –, cherchant sans cesse à fuir par ses multiples sauts, mais il revient au cœur de l’acte d’énonciation du narrateur qui constitue le réel du texte : au moment de sa mort, Jim est muet ; l’acte de parole est pour lui interdit 740 , réservé à la narration. La main sur les lèvres de Jim est un reflet du sourire qui se dessine sur le visage de Jude, qui lui aussi perd le droit à la parole dans le récit en tant qu’il est exclu de la vie sociale de Christminster. Les deux protagonistes cessent de dialoguer afin de donner libre cours à l’objet voix qui, sans bruit et hors les mots, continue de raconter leur histoire. Leur nom retentit encore dans les oreilles du lecteur et dans l’espace textuel désormais habités par leur double spectral.

La spectralité de Jim qui le lie irrémédiablement à l’au-delà est suggérée très tôt dans le récit. Dès le chapitre VI, Brierly propose à Marlow d’aider le protagoniste à disparaître : “Well, then, let him creep twenty feet underground and stay there!” (LJ 92). Patusan sera alors ce non-lieu où Jim pourra échapper à l’ordre symbolique de la loi sociale et du langage. Mais, tandis que ce qui est irreprésentable dans l’ordre symbolique ressurgit dans le réel 741 – c’est le cas de Jim que Marlow ne parvient jamais à distinguer clairement – le protagoniste va tenter de fuir le réel, par le recours à l’imaginaire cette fois.

Le personnage de Jim s’apparente donc à ce que Zizeck qualifie de « spectre fantasmatique 742  ». A l’image de Sue, il refuse la division constitutive du sujet et comme Jude il préserve sa naïveté, négligeant le danger et s’attachant à sa vision propre. Ainsi, malgré sa défaite finale au Patusan, les paroles qu’il adresse à Jewel nient toute notion de perte :

‘“There is nothing to fight for,” he said; “nothing is lost. [...] Nothing can touch me,” he said in a flicker of superb egoism. (LJ 348)’

La réalité pour Jim n’est une pas entité extérieure mais une vision intérieure. De même qu’il intériorise les récits héroïques qu’il lit dans sa jeunesse, il va se fondre corps et âme dans ce qu’il construit au Patusan : rien n’est perdu et rien ne peut le toucher car il conserve son intégrité. Il fait preuve d’un narcissisme total où l’objet de son désir – l’ordre sur l’île – le constitue lui-même en tant que sujet. Sans le Patusan, il ne serait pas “Lord Jim” mais un simple homme à tout faire, sans port d’attache, condamné à errer inlassablement.

Jim nie tout ce qui entrave la perception de son moi idéal et le récit adhère à cette même vision. Ainsi, Daphna Erdinast-Vulcan souligne que la seconde partie de Lord Jim diffère de la modernité des précédents chapitres :

‘[…] while the novel is undoubtedly foregrounded against the spiritual and ethical malaise of modernity, it is not merely a reflection of the modern temper but an active, if desperate, attempt to defeat it by a regression to a mythical mode of discourse. This regression, effected by the transition to Patusan, is at the core of the structural rift in the novel 743 . ’

Le protagoniste n’accède évidemment pas à la dimension de héros romantique et la transcendance n’est plus désormais que béance. Cependant, Jim “perishes, like a true biblical or mythical hero, by his own word 744 .”

L’image spéculaire qui fait de Jim le seigneur blanc du Patusan 745 a pour fonction de colmater la brèche ouverte dans son histoire par l’épisode du Patna et qui pourrait laisser passer les voix du passé, les voix de l’autre monde – celui de Marlow et de Brown. Voilà aussi pourquoi le protagoniste demeure isolé, prisonnier au Patusan – prisonnier de son propre rêve : “a prisoner alone in his cell” (LJ 67), “an invincible host in himself” (LJ 294), “imprisoned within the very freedom of his power” (LJ 252).

‘Moreover, if he is a host in himself, then we have yet another illustration of his status as a tragic character, in the sense that he can only welcome in himself the ideal image of the invincible hero that he imagines is his.
[...] Jim, just like any tragic hero, is a self-imposed prisoner of himself and his invincibility is the sure sign that nothing can stop his tragic trajectory, as if the entire story was already written 746 [...].’

Sa mort inévitable constituera du même coup la négation ultime de la division, dans un moment où son regard ne vacille pas, où il est désigné comme l’homme blanc et où il refuse l’accès au langage  :

‘They said the white man sent right and left at all those faces a proud and unflinching glance. Then with his hand over his lips he fell forward, dead. (LJ 351)’

Jim refuse cette fois de s’enfuir et se plie à des exigences morales qui font de l’honneur une loi. Ce sacrifice n’est pas sans rappeler celui de Sue qui cherche dans le mysticisme un rempart à sa peur du réel et un évitement de la division du sujet.

Le Patusan se solde par un échec, mais le rêve a tout de même pris forme, au même titre que Lord Jim survit le temps d’une lecture à laquelle le lecteur soumet son imaginaire. Jim se fait en quelque sorte l’auteur de la deuxième partie du roman, celle où la voix de Marlow va cesser pour laisser place à la lettre lue par un auditeur autant « privilégié » (LJ 292) que mystérieux. Sa mort à la fin du roman ne le rend que plus présent dans le texte ; sa trajectoire tragique ne fait qu’accroître son mystère et la fascination qu’il inspire. Il demeure l’objet regard sur lequel vient inlassablement se fixer le discours de Marlow. Car comme le “conceptual Jew” dont parle Zizeck, “the more we destroy the object in reality, the more powerfully it rises in front of us 747 .”

Jim semble parvenir à accomplir l’unité qu’il recherche :

‘[...] while Marlow suffers and chokes in Patusan, Jim seems to revive and to recover selfhood. He achieves wholeness in this new geography where time and space, the individual and the group, the inside and the outside are fused into an indivisible unity. Most importantly, Jim comes back to life not as an ordinary man, but as a mythic figure 748 .’

Pourtant, un tel accomplissement ne peut avoir lieu que dans l’univers reclus du Patusan, où l’intrusion du monde civilisé n’est qu’exceptionnelle. Cette unité retrouvée est en réalité le dernier pas avant la disparition totale du sujet dans la mort comme le suggère Marlow lorsqu’il quitte Jim pour la dernière fois : le personnage attire l’œil par sa blancheur extrême, d’abord accentuée par l’obscurité puis soudainement absorbée par la nuit. Si Jim devient un point dans le paysage, symbole de l’unité, ce n’est que parce qu’il est au bord du gouffre – au bord de la mer, tout contre la nuit –, sur le point d’y disparaître.

‘He was white from head to foot, and remained persistently visible with the stronghold of the night at his back, the sea at his feet, the opportunity by his side – still veiled. [...] For me, that white figure in the stillness of coast and sea seemed to stand at the heart of a vast enigma. The twilight was ebbing fast from the sky above his head, the strip of sand had sunk already under his feet, he himself appeared no bigger than a child – then only a speck, a tiny white speck, that seemed to catch all the light left in a darkened world… And, suddenly, I lost him… (LJ 291) ’

La fin de Jim rappelle celle de Tess à cette différence près que le point noir devient une tache claire. L’opposition des valeurs encore relativement stable dans l’univers hardien perd sa cohérence chez Conrad où lumière et clarté sont synonymes d’aveuglement, telles les ténèbres. Cependant, les deux auteurs s’accordent en ceci que la mort n’offre aucune promesse de paix et son silence n’est qu’apparent : elle est une autre façon de dire, la seule manière de suggérer l’indicible, l’unique moyen de s’affranchir de la lettre et de libérer l’objet voix pour les protagonistes qui n’ont pas accès – au contraire de leurs créateurs – à l’écriture.

C’est donc à la fois la mort de Jim et la mort de l’œuvre qui offrent la possibilité que la fin fasse sens et que, non seulement le protagoniste mais aussi le roman, parviennent à ce que Marlow appelle “a sense of blessed finality” (LJ 172) :

‘[...] I seem to see him, returned at last, no longer a mere white speck at the heart of an immense mystery, but of full stature, standing disregarded amongst their untroubled shapes, with a stern and romantic aspect, but always mute, dark – under a cloud. (LJ 295)’
Notes
735.

Voir supra, p. 187 sq..

736.

Muriel Moutet montre que Jewel ne se situe pas du côté des indigènes : « Elle n’a une histoire que parce qu’elle est métisse, c’est-à-dire parce qu’est inscrit dans sa chair le contact avec les blancs. » (Moutet, « Le Patusan de Lord Jim ou les liens mal tissés », p. 140 ; voir aussi pp. 144-147).

737.

J. Hillis Miller, pp. 32-33.

738.

Après avoir exposé la technique du “delayed decoding”, Ian Watt insiste sur la nécessité d’un décryptage de certains passages de Lord Jim : “In the early section of Lord Jim , which is told by an omniscient narrator, there is a fine variant of this visual and objective kind of delayed decoding […]; but the process of decoding is so much more complex, and the resultant meanings embrace such larger issues, that the term symbolic deciphering seems more descriptive. ” (Watt, Conrad in the Nineteenth Century, p. 271)

739.

Zizeck, p. 113 (voir supra, p. 60, n. 112). Slavoj Zizeck a recours au thème de l’antisémitisme pour expliquer la notion d’objet : “the more we destroy the object in reality, the more powerfully it rises in front of us. This paradox was long ago recognized as the dragon’s teeth of the Jews in Nazi Germany […]” (Ibid., p. 107). Le spectre apparaît ici : “The phantasmatic “conceptual Jew” is not a paternal figure of symbolic authority, a “castrated” bearer-medium of public authority, but something decidedly different, a kind of uncanny double of the public authority that perverts its proper logic: he has to act in the shadow, invisible to the public eye, irradiating a phantomlike, spectral omnipotence […].” (Ibid., p. 110).

740.

L’acte de parole est inter-dit car c’est Marlow en tant qu’intermédiaire entre le personnage et le lecteur qui peut y recourir.

741.

Voir supra, p. 177.

742.

Zizeck, p. 111 : “phantasmatic spectre”.

743.

Erdinast-Vulcan (Joseph Conrad and the Modern Temper, Oxford, Oxford University Press, 1991), in Lord Jim , Norton, p. 494.

744.

Ibid., p. 504.

745.

Dans une telle position, le sujet se confond avec son objet : Jim se confond avec le Patusan et doit y mourir dès lors que l’édifice qu’il y a établi s’effondre : « Aucune coupure signifiante ne vient mettre à l’écart le sujet. L’investissement libidinal d’une « partie prise pour le tout » explique, chez l’enfant, le processus de personnification de l’objet, auquel il s’adresse comme à un partenaire et auquel il tente de s’identifier » (Vasse, p. 99).

746.

Maisonnat, p. 53.

747.

Zizeck, p. 107. Un peu plus loin, Zizeck ajoute : “the more his actual, social, public existence is cut short, the more threatening becomes his elusive phantasmatic ex-sistence.” (Ibid., p. 110, voir supra, p. 334, n. 66).

748.

Acheraoui, “Joseph Conrad’s Poetics : Space and Time”, p. 49.