4. Un regard sur la mort.

Lorsque Jim est au Patusan, son passé continue de le ramener au souvenir du Patna . Le saut hors du navire ne s’efface pas mais plutôt se duplique avec les sauts qui marquent son entrée dans le Patusan :

‘“This is where I leaped over on my third day in Patusan. They haven't put new stakes there yet. Good leap, eh?” A moment later we passed the mouth of a muddy creek. “This is my second leap [...].” (LJ 228)’

Le passé ne disparaît pas, à plus forte raison puisque Marlow s’applique à le consigner non seulement oralement mais également par écrit. La lettre de l’écriture fige le personnage de Jim dans une trajectoire qui s’inscrit sur la page et dans l’acte de lecture.

Cependant, Jim accomplit un ultime saut hors du récit en se présentant, après la mort de Dain Waris, devant Doramin dont il connaît par avance la sentence. Dans la mort Jim devient autre, exclu du monde des parlêtres, renaissant dans un espace où la voix remplace la lettre. Libéré de la loi du langage par son choix du silence, il est en même temps réduit à l’état de signe (comme Tess) dans le texte, désormais semblable aux papillons immobiles de Stein sur lesquels s’achève le roman. Il est un signe qui fait trace et conduit le lecteur dans son sillage, de même que les références aux papillons nous renvoient à divers points de l’histoire qui à leur tour nous éclairent au sujet du protagoniste. Jim se fait objet regard, aussi insaisissable que fascinant. Il est totalement absent et totalement présent, tout à la fois “one of us” (LJ 351) et “one of them”, tout de blanc vêtu et irrémédiablement « obscur » (LJ 351).

On se souvient alors de Jude qui lui aussi finit hors scène. Il accepte que son désir demeure sans réponse et par ce silence il contourne la lettre, permettant du même coup à l’objet voix d’advenir. La position du lecteur de Jude est identique à celle du lecteur de Lord Jim car dans ces deux œuvres il est nécessaire que le protagoniste disparaisse pour que s’élève la voix poétique et que se dessine la possibilité d’un renouveau au travers de l’écriture et de la lecture.

“And, suddenly, I lost him…” (LJ 291). Jim disparaît donc, mais Marlow n’abandonne pas le récit pour autant. Il est incapable de se défaire définitivement de lui : “My last words about Jim shall be few” (LJ 209) nous dit-il quelques cent cinquante pages avant la clôture du roman. L’histoire doit se dire et se redire encore, par le biais de narrateurs, d’auditeurs et de lecteurs multiples. Les positions narratives évoluent : Jim est parfois celui qui raconte ou qui écrit ; Marlow se fait le narrateur principal, mais il est aussi le premier à écouter Jim. Jewel parle à son tour tandis que Marlow tend l’oreille :

‘Stein had said, “You shall hear.” I did hear. I heard it all, listening with amazement, with awe, to the tones of her inflexible weariness. (LJ 300)’

Le récit se répète aussi dans la diégèse : on retrouve le Patna au coeur du mot Patusan , tel le sublime habité en son centre par l’horreur. Jim ne peut échapper à une destinée tragique à partir de ce moment qui le marque du sceau de la fatalité. C’est bien l’obscurité de Jim, “an obscure conqueror of fame” (LJ 351), qui, autant que celle de Jude, donne lieu au texte.

Lord Jim oscille donc entre une écriture romantique où l’aventure et l’héroïsme trouvent leur place, et une écriture moderne qui fait entrevoir le gouffre dans lequel disparaissent peu à peu les valeurs occidentales à l’aube de la première guerre mondiale. Tandis qu’au Congo le lecteur est invité à pénétrer les terres sauvages d’Afrique et à y entendre le cri d’horreur de Kurtz, il reste à l’abri d’une invasion du réel dans Lord Jim . L’Europe, “that quiet corner of the world as free of danger or strife as a tomb” (LJ 295), est étrangère à l’histoire de Jim ; le père de celui-ci ignore tout de sa tragédie. L’illusion de la solidité des codes y reste intacte et Patusan, le tombeau de Jim, appartient à l’au-delà.

Le roman pourrait être lucomme le pourtour lumineux qui laisse deviner le cœur de ténèbres où s’engouffre Kurtz et dont s’approche Marlow dans Heart of Darkness . Lord Jim serait une lueur, “a light which always remains hidden in the dark 749 ”, quand l’autre texte nous conduirait plus avant dans les ténèbres, toujours plus loin du bord lumineux :

‘Yet for all that, the great plain on which men wander amongst graves and pitfalls remained very desolate under the impalpable poesy of its crepuscular light, overshadowed in the centre, circled with a bright edge as if surrounded by an abyss full of flames. (LJ 201)’

Cet écart entre Heart of Darkness et Lord Jim n’est pas sans rappeler les différences qui à la fois séparent et lient Lord Jim et Jude . Josiane Paccaud-Huguet évoque “the old function of narrative as communal celebration of heroic deeds by a unified, benevolent gaze”. Cette fonction se trouve radicalement modifiée par l’écriture conradienne :

‘[...] it is as if this function were irrevocably altered by some uncanny forces issuing from the vacated place, now occupied by a hollow gaze and a silent voice 750 .’

Le vide ici mentionné se révèle toujours plus nettement dans les textes de Conrad qui en arrivera avec Under Western Eyes à recourir à un narrateur moins fiable encore que Marlow, confronté au problème de la traduction et de la trahison dans une tentative de représentation de la vacuité et de l’inertie de la Russie, ainsi que de la violence révolutionnaire. Chez Hardy, le regard du narrateur ne quitte pas le texte ; cependant son omniscience « bienveillante » révèle des partis pris et la narration laisse place au dialogisme bakhtinien. Jude se situe donc dans une période de transition et annonce la fragilisation des principes du roman victorien. Les creux se lisent déjà dans le sacrifice de Sue et dans la mort de Jude.

Lord Jim s’ouvre similairement sur l’omniscience du narrateur premier ; cependant celui-ci s’éclipse bientôt avec l’entrée en scène de Marlow. Conrad insère au cœur même du roman une fracture narrative et générique qui marque l’entrée de l’écriture fictionnelle dans la modernité. Lord Jim s’approche un peu plus du gouffre que ne le fait Jude . C’est un pas supplémentaire vers le « bord lumineux » qui surplombe « l’abysse » (LJ 201) – mais la menace du réel demeure voilée. Ne serait-ce pas là ce qui distingue l’horreur de la tragédie ?

Notes
749.

J. Hillis Miller, p. 40.

750.

Paccaud-Huguet, “Gaze, voice and the will to style in “Karain” ”, p. 11.