2. Le tragique conradien, « miracle pitoyable 776 ».

La dernière description que Marlow offre de Jewel veut faire d’elle un personnage tragique :

‘I took her hand; it did not respond, and when I dropped it, it hung down to the floor. That indifference, more awful than tears, cries, and reproaches, seemed to defy time and consolation. You felt that nothing you could say would reach the seat of the still and benumbing pain.
Stein had said, “You shall hear.” I did hear. I heard it all, listening with amazement, with awe, to the tones of her inflexible weariness. She could not grasp the real sense of what she was telling me, and her resentment filled me with pity for her – for him too. (LJ 300)’

Sue étouffe un cri dans son abandon à Phillotson, Jude dit les paroles de Job, Tess est un signe à l’horizon, Jim pose un doigt sur ses lèvres. Jewel, elle, parle en excès et de sa bouche suinte une parole qui la dépasse, de son sein s’élève une voix étrangère qui circule d’un sujet à l’autre : “her resentment filled me with pity for her”. Et voilà que dans ces mots teintés de doute, la notion du tragique fait retour, dénuée d’une intention d’auto persuasion de la part de Marlow cette fois et disséminée dans la phrase : “awe” est bientôt suivi de “pity”. Ces mêmes termes sont déjà apparus un peu plus tôt dans le roman :

‘To discover that she had a voice at all was enough to strike awe into the heart. Had a spurned stone cried out in pain it could not have appeared a greater and more pitiful miracle. (LJ 276, je souligne)’

Jewel est donc porteuse du tragique, mais l’insistance des termes de la catharsis à s’inscrire aux côtés de son nom de façon indirecte, se laissant porter par le langage sans que le locuteur ne semble le vouloir vraiment, peut signifier que son rôle importe plus au niveau narratif que diégétique. Elle n’est qu’un moment dans le récit quand Jim guide l’histoire. A l’image de Sue, son sacrifice est partiel, sa mort la fait s’abandonner au monde plutôt qu’au réel. Mais dans sa modernité, elle ne peut trouver nul refuge dans le mysticisme. C’est le nihilisme conradien qui seul l’accueille : les dieux s’effacent plus définitivement encore chez Conrad que chez Hardy dont les lignes résonnent d’échos bibliques et dessinent souvent le contour d’une église. Dans Lord Jim l’imaginaire religieux ne fonctionne plus et le réel affleure davantage à la surface de l’ordre symbolique dès lors que celui-ci est ébranlé par le doute, la trahison ou la mort.

L’imaginaire de Jim ne survit pas au protagoniste puisque le Patusan plonge à nouveau dans le chaos. L’idéal de Brierly n’est rien d’autre qu’une illusion, toute vitale soit-elle. L’unique espoir semble résider dans le code d’honneur revendiqué par le lieutenant français qui avoue cependant ne pas savoir ce qu’il y a derrière, quand on y désobéit :

‘“Allow me… I contended that one may get on knowing very well that one’s courage does not come of itself (ne vient pas tout seul). There’s nothing much in that to get upset about. One truth the more ought not to make life impossible… But the honour – the honour, monsieur!… The honour… that is real – that is! And what life may be worth when”… he got on his feet with a ponderous impetuosity, as a startled ox might scramble up from the grass… “when the honour is gone – ah ça! Par exemple – I can offer no opinion. I can offer no opinion – because – monsieur – I know nothing of it.” (LJ 152)’

Le lieutenant refuse d’aller voir derrière le voile des conventions, d’abord parce que cela laisserait supposer qu’il a lui-même, à un moment de sa vie, perdu son honneur et ensuite parce que “the honour – the honour” est selon lui le seul et ultime rempart à “The horror! The horror 777 !”

Marlow ne peut donc se satisfaire de cette interprétation, quoique l’entrevue avec le lieutenant français soit mise en relief dans la diégèse, à la fois par sa longueur et par l’attitude du narrateur qui dit expérimenter, durant la scène, “a moment of vision” (LJ148). Cependant, telle l’épiphanie joycienne ou le “moment of being” wolfien, il ne peut s’immortaliser car il est la proie du temps, voué à disparaître aussi vite qu’il est apparu 778 .

‘It’s extraordinary how we go through life with eyes half shut, with dull ears, with dormant thoughts. Perhaps it’s just as well; and it may be that it is that very dullness that makes life to the incalculable majority so supportable and so welcome. Nevertheless there can be but few of us who had never known one of those rare moments of awakening when we see, hear, understand ever so much – everything – in a flash – before we fall back again into our agreeable somnolence. (LJ 148)’

L’éveil éphémère évoqué par Marlow se produit sur le mode du regard et de la voix, lorsque l’invisible, l’indicible, l’inaudible, et l’incompréhensible se révèlent au-delà des mots, au-delà de la réalité. Aussi la toile sur laquelle Marlow peint histoire et personnages est-elle pleine de trous, laissant filtrer le réel tout en le rendant supportable. Le récit est ponctué d’instants de lucidité, “[w]hose magic penetrates like a dart” disait Hardy et que le lecteur, “when unaware 779 ”, ressentira peut-être le temps d’un éclair.

Ce jeu dans lequel le réel se frotte au symbolique est rendu possible par le recours à un imaginaire qui repose essentiellement sur une relation de miroir entre narrateur et personnage, relayé par la relation narrateur / narrataire lorsque l’échec de Jim met fin à tout processus d’identification. Marlow autorise donc que les trois ordres établis par Lacan se nouent, formant le nœud borroméen qui conduit le sujet tout près du gouffre, mais le garde d’y sombrer. Au lieu précis de ce nouage peut se repérer le style qui, semblable à l’objet a qui chute – comme la voix et le regard –, permet que le réel s’inscrive en creux dans le texte au travers de la chaîne signifiante.

‘C’est l’objet qui répond à la question du style, que nous posons d’entrée de jeu. A cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de l’objet [...] à la fois comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité et savoir. Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien 780 .’

Le style est donc ce plus dans l’œuvre qui requiert du lecteur qu’il abandonne un bout de soi au texte, à l’image de l’artiste qui y place l’objet de son désir. L’écriture représenta d’ailleurs pour Conrad une véritable épreuve. Ainsi, à l’issu de la rédaction de Lord Jim , mais également de “Youth”, Heart of Darkness et d’autres nouvelles, il écrivit ce qui suit à Cunninghame Graham :

‘Jim finished on the 16th inst. At last. [...]
My brain reduced to the size of a pea seems to rattle about in my head. I can’t rope in a complete thought; I am exhausted mentally and very depressed 781 .’

S’il parvient à rédiger ces lignes, il n’en est pas de même après l’écriture de Under Western Eyes puisque c’est sa femme, Jessie, qui informe David Meldrum de l’état de son mari fort éprouvé par le récit qu’il vient d’achever.

‘Months of nervous strain have ended in a complete nervous breakdown. Poor Conrad is very ill and Dr Hackney says it will be a long time before he is fit for anything requiring mental exertion… There is the MS. complete but uncorrected and his fierce refusal to let even I touch it. It lays on the table at the foot of his bed and he lives mixed up in the scenes and holds converse with the characters 782 .’

La narration que livre Marlow est semblable à la bague de Stein qui circule d’un personnage à l’autre et entraîne chacun de ceux qui la touche un peu plus loin dans l’histoire. Elle est semblable aussi à l’objet que Hollis donne à Karain dans la nouvelle du même nom et qui constitue

‘a rich metaphor of the libidinal economy engaged in weaving and reading a text, shedding new light on the question of style as the artist’s own object binding the Imaginary and the Symbolical with the black thread of the Real 783 . ’

Cela est vrai aussi bien pour le lecteur que l’auteur. Une des marques du style conradien est, entre autres, la présence de langues spectrales qui occupent les espaces vides du texte, comme lorsque les mots du lieutenant français sont traduits entre parenthèses, à moins qu’ils ne retentissent derrière les mots au travers de la syntaxe erronée de certains personnages ou des gallicismes et autres maladresses de Conrad lui-même.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la capacité du style conradien à renouveler les modalités d’une écriture tragique. Jewel ainsi que Jim (“And Jim, too” LJ 276) accèdent bien au tragique, mais d’une manière détournée : les présupposés de la catharsis (“awe”, “pity”) s’inscrivent dans le texte presque à l’insu du lecteur et le tragique relève alors du « miracle ». Ainsi, tandis que Hardy revendique le modèle aristotélicien à la source de son œuvre, Conrad semble plutôt chercher à s’affranchir de ces normes et à réécrire le tragique. Il opte pour le « tragikon 784  » qu’Aristote jugeait trop spectaculaire. Néanmoins il refuse lui aussi la violence : l’émotion surgira plutôt face à l’horreur qui n’a rien de prodigieux puisqu’elle touche au réel auquel se frotte tout sujet. De Thomas Hardy à Joseph Conrad, le genre tragique – la tragédie comme « agencement systématique des faits 785  » – cède la place au style tragique.

Le décalage que nous avons déjà noté en référence à la lecture qu’offre Jim de Shakespeare est comme un fil rouge qui rend difficile la tâche du critique. La notion de tragédie n’échappe à aucun lecteur du roman, sans pourtant jamais coïncider pleinement avec quelque tentative d’interprétation que ce soit de cette œuvre ou même d’autres textes de Conrad. Pour illustrer ce point plus en détail nous pouvons évoquer le désir de Marlow d’attirer notre attention sur l’histoire d’amour au Patusan et sur les exploits du protagoniste :

‘The time was coming when I should see him loved, trusted, admired, with a legend of strength and prowess forming round his name as though he had been the stuff of a hero. (LJ 171)’

L’amour et l’héroïsme sont bien les ingrédients classiques de la tragédie, mais ils sont ici présentés clairement comme des artefacts : “as though” nous dit Marlow. Rien de cela n’est totalement vrai et l’auteur n’exige même pas de son lecteur “[t]hat willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith 786 ”. D’ailleurs, nombreux sont les critiques à avoir souligné la tonalité mélodramatique de la seconde partie du roman ainsi que l’esprit romantique – selon les mots de Stein – du protagoniste :

‘G. Steiner contends in The Death of Tragedy that the romantic mood is absolutely alien to the idea of doom and allows for redemption (ch. 4). Romantic and tragic thus appear as antithetic epithets. The product of a romantic culture and age, Jim belongs in melodrama rather than in tragedy 787 . ’

C’est précisément à l’endroit de cette impossibilité que surgit le tragique conradien. L’auteur, afin de ne s’enfermer dans aucun mouvement littéraire précis, forge son style au contact de divers courants, passés ou présents, allant de la tragédie shakespearienne au modernisme naissant, en passant par le romantisme du siècle finissant. Ce tragique-là perd sans doute de sa pureté aristotélicienne, mais s’enrichit d’un autre savoir qui fait la part belle à l’inconnu, à l’indicible et aux ombres du réel. Les dieux ont totalement déserté cet univers, et c’est bien la raison pour laquelle le tragique conradien tient du miracle.

Les différentes techniques narratives utilisées par Conrad pour étayer l’élaboration du récit et la délinéation des personnages telles que les a clairement démontrées Ian Watt 788 , la multiplicité des voix narratives, l’esthétisation du récit qui mêle le romantisme à la modernité : tout semble contribuer à une obstruction de l’écriture tragique. Avec Lord Jim , la tragédie ne devient jamais totalement consistante. Stein le romantique nous livre les paroles finales du texte. Lorsqu’il se tait un geste vient aussitôt prendre le relais : “he waves his hand 789 ” (LJ 352).

Ce mouvement duplique l’attitude de Marlow qui ne parvient pas à mettre un terme à l’histoire de Jim et dont les paroles deviennent à un point du récit des mots sur le papier, une parole écrite, née d’un geste de la main. Avec ces gestes, Jim, personnage devenu spectral et silencieux, est mis à distance par ses pères. Le fils est littéralement sacrifié pour rompre un silence de mort qui laisse des voix s’élever depuis la place vide et béante de l’Autre. Il doit se faire oublier, aller dix pieds sous terre ainsi que l’exprime Brierly (LJ 92) : “I’d have my life unbe 790 ” pourrait-il dire de concert avec Tess dans le poème de Hardy. C’est d’ailleurs Stein, en tant que père symbolique, qui l’envoie sur l’île quasi inaccessible et oubliée du Patusan. Mais quelle peut être la portée du sacrifice dans un univers sans transcendance ? Quelle régénération peut-il produire ?

Ainsi l’effacement du personnage échoue à être mis en œuvre et c’est en cela que Jim acquiert une dimension tragique :

‘Le héros tragique est à l’opposé de ce qu’on appelle ordinairement une conscience tragique. Concentré sur son objectif, il s’évertue à oublier sa propre histoire, à nier son destin. Mais celui-ci le rattrape, lui rappelle son oubli, une faute, et le rattache à son hérédité, à son corps, à son remords, à son devoir, jusqu’au point de le crucifier sur lui-même 791 . ’

Marlow veut nous faire croire que Jim a réussi son pari et que l’épisode du Patna appartient à un passé oublié, mais les trois phrases qui suivent, tirées d’un passage déjà cité, pointent une incohérence de la narration :

‘Who would remember him? He had what he wanted. His very existence probably had been forgotten by this time. (LJ 276) ’

Il est évident que le lecteur ne peut valider une telle affirmation car, sous l’influence de Marlow, il est l’un de ceux qui se souviennent de Jim. Plus loin, quelques lignes avant la clôture du roman, le narrateur donne une ultime description de Jim :

‘He passes away under a cloud, inscrutable at heart, forgotten, unforgiven, and excessively romantic. (LJ 351)’

Comment oublier ce qu’on ne pardonne pas ? Jewel se souvient bien entendu. Stein aussi. Jim n’est en réalité jamais en position d’effacer le souvenir du manquement à son devoir – pas plus que Jude ne peut gommer l’histoire qui le précède, ni Tess sortir de son propre corps ou se défaire de son nom. Jim se donnera donc lui-même pour payer le prix de son échec au Patusan, sans pour autant tomber dans l’oubli, ainsi que le prouve cette phrase écrite au présent. Car dans son silence, comme dans le sourire de Jude, se lit le miracle tragique qu’immortalise l’écriture.

Notes
776.

LJ 276.

777.

Conrad, Heart of Darkness , p. 239.

778.

Conrad souligne cela clairement dans sa Préface à The Nigger of The “Narcissus”, voir supra, p. 283.

779.

Citations du poème de Hardy, “Moments of Vision”, voir supra pp. 208-209.

780.

Lacan, Ecrits, p. 10-11.

781.

Watts, 28 July 1900, p. 135.

782.

Lettre du 6 février 1910, cité par Hawthorn, Joseph Conrad : Language and Fictional Self-Consciousness, p. 106. Jeremy Hawthorn met bien en évidence la manière dont l’auteur doit y mettre du sien et se trouve pris dans la spirale narrative : “months of nervous strain, living in a separate world of his own thoughts communicated to himself in writing, ending up with an inability to separate fact and fiction and a feeling that there is no one to whom he can turn.” (Ibid., p. 107).

783.

Paccaud-Huguet, “Gaze, voice and the will to style in “Karain” ”, p. 24.

784.

Aristote, Notes p. 259 (voir supra, p. 62).

785.

Ibid., Notes p. 259 (voir supra, p. 62).

786.

Coleridge, Biographia Literaria, 1817, ch. 14, in Grellet, p. 176.

787.

Martinière, “Theatricality and self-dramatization in Lord Jim”, p. 137.

788.

Watt, Conrad in the Nineteenth Century, pp. 269-310. L’auteur montre en quoi la complexité de la narration et du traitement du temps dans Lord Jim contribuent non seulement à retranscrire l’absence de communication véritable dans la réalité (il cite Ford Madox Ford, ibid., p. 290 : “It became very early evident to us that what was the matter with the Novel, and the British novel in particular, was that it went straight forward, whereas in your gradual making acquaintanceship with your fellows you never do go straight forward.”), mais aussi à démontrer l’opacité de la conscience humaine ainsi que la toute-puissance du temps présent qui rappelle inlassablement à lui les moments du passé et de l’avenir : “Nowhere more than in Lord Jim does Conrad absorb us so deeply in the opacity of the consciousness of his protagonists that we are continually “brought back” into our own presence” (Ibid., p. 303). Tandis que Hardy dépeint l’influence fatale du passé sur le présent et le futur, Conrad souligne plutôt l’immersion du sujet dans un présent qui se nourrit du passé et de l’avenir ; chez l’un c’est un présent tragique, chez l’autre un présent « mosaïque ».

789.

Voir supra, p. 292.

790.

Voir supra, p. 279

791.

Domenach p. 40.