2. Variations ironiques.

Razumov est le principal lieu de l’ironie du texte, servant la toute-puissante autocratie sans y croire plus qu’à l’idéal révolutionnaire, éprouvant pour Natalia des sentiments contraires à son dégoût pour Victor Haldin et à son acte de trahison, jouant sans cesse à se dévoiler tout en maintenant l’illusion de sa sincérité, notamment lors de l’échange avec Sophia Antonovna (UWE 238-264). Il souligne d’ailleurs le lien indissociable entre vérité et mensonge :

‘All sincerity was an imprudence. Yet one could not renounce truth altogether, he thought, with despair. (UWE 209)’

Ce double jeu rend Razumov énigmatique : “enigmatical young man” (UWE 211) dit de lui Peter Ivanovitch. Le narrateur ne manque pas de préciser qu’il est “unusually dark 841 for a Russian from the Central Provinces” (UWE 5). D’une manière quelque peu différente, Jim est mystérieux 842 à cause de la difficulté que rencontre Marlow à comprendre le personnage et ses rêves ; il a besoin de Stein pour percevoir que Jim est un romantique (LJ 199). Jim n’est pas apte à dissimuler ses intentions et fuit lorsque la vérité menace de surgir quand Razumov joue avec elle comme il joue avec les mots.

Cette caractéristique fait que pour Jim le rêve est possible, mais la plongée dans l’imaginaire que décrit son destin par sa capitulation devant Doramin, ce dernier saut hors de la civilisation et du langage, rendent sa mort inévitable. Ce sera pour lui l’unique façon de refuser la division qui le constitue comme sujet et qui se trouve symbolisée à la fois par son manque de bravoure sur le Patna et par la faille dans le paysage du Patusan.

Razumov, bien au contraire, n’est conscient que de cette faille et ne cesse de se positionner au bord du gouffre : son personnage est cynique par sa propension à jouer avec les mots qui cachent et révèlent à la fois. Car, comme le suggère le professeur de langues dans une phrase désormais emblématique de Under Western Eyes  : “Words, as is well known, are the great foes of reality” (UWE 3). Les mots sont pour Razumov ce que les couleurs sont pour le peintre, destinées à être mélangées, altérées, à donner des illusions de lumière et de perspective, à signifier alors qu’elles ne sont que matière morte. Les mots sont les ennemis de la réalité car ils tissent au-devant le voile des semblants 843 . Razumov va jouer à ne lever qu’un pan du voile, puis à le rabattre, dans un jeu de dissimulation et de dévoilement. Son arme première sera l’ironie.

Celle-ci ne se limite pas à son personnage mais contamine chaque page du roman. Ainsi, dans Under Western Eyes , la vérité n’est jamais toute :

‘Si la vérité consiste à tout dire, il ne s’ensuit rien de vrai. Pour dire la vérité, [...] il ne faut pas dire tout, il ne faut pas la dire toute, il faut la dire pas-toute 844 .’

Il en va de même avec le mensonge qui contient inévitablement une part de vérité, comme cela apparaît très clairement dans le dialogue avec Sophia Antonovna. Cette longue scène est parsemée de renvois à la trahison de Razumov ainsi qu’à la dimension linguistique et métatextuelle de son histoire. Voici un extrait de ce dialogue où l’ironie dramatique est à son comble :

‘“Yes, I stayed at home. As my actions are remembered and written about, then perhaps you are aware that I was not seen at the lectures next day. Eh? You didn’t know? Well, I stopped at home – the live-long day.”
As if moved by his agitated tone, she murmured a sympathetic “I see! It must have been trying enough.”
You seem to understand one’s feelings,” said Razumov steadily. “It was trying. It was horrible; it was an atrocious day. It was not the last.” (UWE 260, je souligne).’

Les échos au triste passé de Razumov sont perceptibles par le lecteur et soulignent l’ignorance de Sophia, sans entacher toutefois la sincérité qui fait d’elle un personnage sympathique et rend la position du narrataire et du narrateur incertaine vis-à-vis des révolutionnaires en tant que groupe. Le manichéisme est franchement rejeté pour laisser place à un mode de signification qui fait la part belle à l’ambivalence et l’indécidabilité.

‘La stratégie n’est autre que la « double-entente » de Barthes, leurre et dévoilement articulés sur deux écoutes, et qui nécessitent la distinction de deux destinataires 845 .’

Les personnages sont par conséquent soumis à l’ironie du texte, et ce au travers du protagoniste. Tous en sont victimes. Par exemple, avec Peter Ivanovitch, Razumov n’hésite pas à clamer son patriotisme puisqu’il n’a d’autre mère, et d’autres parents, que la Russie elle-même :

‘“I have no father. So much the better. But I will tell you what: my grandmother’s grandfather was a peasant – a serf. See how I am one of you. I don’t want any one to claim me. But Russia can’t disown me. She cannot!”
Razumov struck his breast with his fist.
“I am it!” (UWE 209)’

Il joue évidemment sur le sens du déictique “you” qui peut désigner les Russes dans leur ensemble aussi bien que les révolutionnaires rassemblés autour de Peter Ivanovitch. Son rôle d’espion lui permet de conserver un certain secret quant à son identité et sa vraie nature, et de ne pas se dévoiler entièrement :

‘“I have been impelled, compelled, or rather sent – let us say sent – towards you for a work that no one but myself can do [...] Here I stand before you – confessed! But one thing more I must add to complete it: a mere blind tool I can never consent to be.” (UWE 229)’

L’ironie est orientée vers le récepteur, c’est-à-dire Peter Ivanovitch, qui est invité à comprendre que ce qui « oblige » Razumov à agir et « l’envoie » à Genève est une conviction personnelle, une vocation, une vision. Le lecteur sait que cette force s’appelle en réalité autocratie. Puis l’on peut détecter un autre niveau ironique qui vise Razumov cette fois. Seul le lecteur (avec le narrateur qui n’en dit rien toutefois) perçoit que la « confession » dont parle le protagoniste n’est ici qu’un leurre et en annonce une autre qui sera, elle, bien réelle. Cette seconde confession mettra à jour l’aveuglement qui touche tous les personnages du texte puisque, à un moment ou un autre, ils se laissent tromper par l’ironie. Cette stratification ou cet effeuillement de l’ironie montre que « le véritable sujet de l’opération ironique n’est autre que le pôle de la réception 846  » qui, par sa capacité à en repérer les différentes implications, donne vie à l’instabilité du sens.

Cette indécidabilité est une constante dans le roman. Chaque situation ou conversation est propice à un traitement ironique qui donne le ton à l’ensemble du texte dans une structure d’échos. Peter Ivanovitch, par sa réaction enthousiaste vis-à-vis de Razumov, reproduit ainsi l’erreur de Haldin qui offre toute sa confiance à celui qui le trahira. Les victimes de cette ironie apparaissent souvent quelque peu ridicules. Ainsi, l’erreur de jugement commise par Haldin rappelle l’hamartia tragique, mais son personnage demeure sans grandeur et il apparaît le plus souvent comme un fantôme muet et immobile ou comme une voix sans image 847 .

Même Mikulin, qui semble tout savoir sur le jeune homme, est victime de l’ironie de Razumov.

‘“Listening is a great art,” observed Mikulin parenthetically.
“And getting people to talk is another,” mumbled Razumov. (UWE 92)’

Plus tard dans le roman, la chute de Mikulin sera décrite en des termes également ironiques :

‘The downfall of His Excellency Gregory Gregorievitch Mikulin (which did not occur till some years later) completes all that is known of the man. (UWE 306)’

Cependant il est présenté sous un angle nettement plus favorable que son ami le Général T–, “the embodied power of autocracy, grotesque and terrible” (UWE 84) : “Councillor Mikulin was not only a clever but also a faithful officer” (UWE 305). Mikulin est à la fois sympathique et inquiétant :

‘The mild gaze rested on him, not curious, not inquisitive – certainly not suspicious – almost without expression. In its passionless persistence there was something resembling sympathy. [...]
“I must be very prudent with him,” he warned himself in the silence during which they sat gazing at each other. (UWE 86)’

Sa douceur déstabilise Razumov qui se tient sur la défensive : “The diary of Mr. Razumov testifies to some irritation on his part” (UWE 86). L’ironie paraît ici davantage orientée vers le protagoniste qui se trouve entre les mains des autocrates et dont tous les faits et gestes sont connus d’eux : “Where to?” (UWE 99), demande Mikulin à Razumov qui s’apprête à se retirer.

Malgré son sentiment de supériorité intellectuelle (“The renewed sense of his intellectual superiority” UWE 89) et de liberté (“In that respect I am more free than any social democratic revolution could make me” UWE 98), l’œil tenace de Mikulin ne le quitte pas et suggère que le protagoniste devra désormais vivre sous le regard des autres : en Russie, après l’arrestation de Haldin, il sait que les étudiants l’observent (UWE 298) et c’est chez un oculiste qu’il a rendez-vous avec Mikulin (UWE 304). A Genève, il s’isole afin de pouvoir écrire son journal sur une petite île qui n’intéresse personne :

‘the people crossing over in the distance seemed unwilling even to look at the islet where the exiled effigy of the author of the Social Contract sat enthroned above the bowed head of Razumov in the sombre immobility of bronze. (UWE 291) ’

Son désir d’échapper au regard des autres est à l’image du jeu qu’il mène avec la vérité, l’effleurant tout en la déformant. “The fellow is a mere phantom...” (UWE 96), dit-il lors de son entrevue avec Mikulin au sujet de Haldin afin de signifier l’impuissance de ce dernier. Mais ironiquement cela implique que son image spectrale peut, désormais, ne plus le quitter.

‘For the dead can live only with the exact intensity and quality of the life imparted to them by the living. (UWE 304)’

Si Mikulin, d’une certaine manière, désamorce le processus ironique enclenché par le protagoniste, c’est précisément parce qu’il est le seul avec qui Razumov peut parler de Haldin sans ambiguïté :

‘[...] Councillor Mikulin was the only person on earth with whom Razumov could talk, taking the Haldin adventure for granted. And Haldin, when once taken for granted, was no longer a haunting, false-hood breeding spectre. Whatever troubling power he exercised in all the other places of the earth, Razumov knew very well that at this oculist’s address he would be merely the hanged murderer of M. de P– and nothing more. (UWE 304)’

L’ironie du texte est donc « instable – dissimulée – généralisée 848  », changeant sans cesse d’objectif et de tonalité selon les personnages mis en scène. Avec Natalia, Razumov a également recours à l’ironie pour se protéger tout en laissant filtrer des allusions voilées à sa trahison.

‘“I can, at any rate, thank you for not dismissing me from your mind as a weak, emotional girl. No doubt I want sustaining. I am very ignorant. But I can be trusted. Indeed I can!”
“You are ignorant,” he repeated thoughtfully. (UWE 180-181)’

Chacun d’eux donne un sens différent au mot “ignorant”. Pour Razumov, cela signifie que Natalia ne sait rien de la véritable cause de la mort de son frère. Pour la jeune fille, il s’agit d’une simple naïveté quant aux intrigues et aux tribulations des révolutionnaires. Quoiqu’il en soit, l’ironie majeure de la relation Razumov / Natalia réside dans l’impression qu’elle donne d’une vengeance prise par Haldin sur celui qui l’a trahi :

‘The trustful girl! Every word uttered by Haldin lived in Razumov’s memory. They were like haunting shapes; they could not be exorcised. The most vivid amongst them was the mention of the sister. The girl had existed for him ever since. But he did not recognize her at once [...]. It was only her outstretched hand which brought about the recognition. It stands recorded in the pages of his self-confession that it nearly suffocated him physically with an emotional reaction of hate and dismay, as though her appearance had been a piece of accomplished treachery. (UWE 167)’

Le spectre de Haldin fait retour avec Natalia :

‘I understood well enough that all their conversations must have been referred mentally to that dead man who had brought them [Natalia and Razumov] together. (UWE 201)’

Il dépose son ombre sur chaque recoin du récit, chaque dialogue, chaque action et met en marche le processus de l’ironie comme mention, c’est-à-dire :

‘[...] ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus définis 849 .’

Confronté à la mère de celui qu’il a trahi, l’écho se fait plus proche et l’ironie s’accentue pour devenir sarcasme 850  :

‘The fifteen minutes with Mrs Haldin were like the revenge of the unknown: that white face, that weak, distinct voice; that head, at first turned to him eagerly, then, after a while, bowed again and motionless [...] had troubled him like some strange discovery. [...] But it did not matter. Nothing could touch him now; in the eyes of the revolutionists there was no shadow on his past. The phantom of Haldin had been walked over, was left behind lying powerless and passive on the pavement covered with snow. And this was the phantom’s mother consumed with grief and white as a ghost. (UWE 340)’

Cependant le sarcasme se retourne ensuite contre lui-même ; le fantôme ressurgit dans la phrase au moment précis où il se dessine sur le visage de la mère 851 . Le spectre ne disparaît pas mais se dresse inlassablement devant les yeux de Razumov :

‘[...] he became conscious of anger in his stern mood, the old anger against Haldin reawakened by the contemplation of Haldin’s mother. And was it not something like enviousness which gripped his heart, as if of a privilege denied to him alone of all the men that had ever passed through this world? It was the other who had attained to repose and yet continued to exist in the affection of that mourning old woman, in the thoughts of all these people posing for lovers of humanity. It was impossible to get rid of him. (UWE 341)’

Ceci est d’autant plus évident avec l’arrivée de Natalia qui oblige Razumov à rompre le voile des semblants. L’image spectrale de Haldin se fait porteuse de l’objet voix qui outrepasse les lois du langage et de la dissimulation, et parle au travers de Razumov, lors de sa confession. Cette voix-là ne vise pas un savoir mais touche à la division même qui constitue le sujet : à son extimité 852  . La voix se situe entre lieu et savoir, entre le sujet et son discours. Ainsi Razumov s’adressant à Natalia semble davantage se parler à lui-même, dans un acte d’auto confession :

‘He seemed to me to be watching himself inwardly, as though he were trying to count his own heart-beats, while his eyes never for a moment left the face of the girl. (UWE 349)’

L’ironie fonctionne donc dans Under Western Eyes comme les voix étrangères dans Lord Jim sur le mode de la spectralité. C’est pourquoi le roman « russe » de Conrad est si complexe et si riche, excédant toutes les tentatives d’interprétation du texte qui paraît écrit par “an ironical finger” (UWE 289). L’ironie donne à Under Western Eyes « une dimension dialogique – et polyphonique 853  » car « un énoncé ironique ne peut fonctionner comme tel que parce qu’il est écho d’autres voix, d’autres textes 854  ». Les voix étrangères qui émaillent le récit de Lord Jim 855 sont paradoxalement gommées dans Under Western Eyes par un professeur de langues attentif à la syntaxe, au mot juste, et à la fidélité de sa traduction. Mais on sait depuis toujours que traduire, c’est trahir, et c’est bien ce que reconnaît le narrateur dès l’ouverture du roman. Sa fonction vient répéter sur le plan de la narration l’acte de trahison dépeint dans la diégèse. Le récit est donc inévitablement habité par les voix des autres personnages que le professeur se doit de nous transmettre :

‘There is a sophisticated interplay of voice and perspective in this novel: the narrative perspective of the language teacher as personal narrator influences the tone, and partly also the content, of the voices he claims to report, and yet the perspective is not wholly unaffected by these voices 856 .

L’ironie tient alors son effet non seulement du personnage de Razumov mais aussi de celui du narrateur et de la situation narrative elle-même. Le narrateur est une des victimes de l’ironie du protagoniste :

‘[...] I imagined him exclaiming inwardly –
“Her confidence! To this elderly person – this foreigner!” (UWE 179)’

La confrontation entre les deux personnages pourrait rendre l’ironie encore plus abrupte, d’autant plus que le narrateur ne cache pas toujours la jalousie qu’il éprouve face à l’affection naissante entre Razumov et Natalia :

‘I didn’t like him speaking to this frank creature so much from under the brim of his hat, as it were. (UWE 180)’

Le professeur craint que l’émotion n’envahisse la scène, confirmant ce que John Hollander dit du langage : “Words not only get out of hand, but their unruly activity eroticises what they signify 857 .”

Le professeur est d’ailleurs soumis à l’ironie de l’auteur et du lecteur cette fois lorsqu’il avoue, parce que justement il s’en défend, une attirance malvenue pour la jeune fille : “Without fear of provoking a smile, I shall confess that I became very much attached to that young girl” (UWE 102). Les sentiments du narrateur pour Natalia sont précisément de nature à faire sourire car, quoique ayant l’âge d’être son père, ce qu’il ressent pour elle relève du désir. Il a beau chercher à le dissimuler derrière des louanges de la « personnalité » de Natalia, l’attrait est avant tout « physique » :

‘I became aware, notwithstanding my years, how attractive physically her personality could be to a man capable of appreciating in a woman something else than the mere grace of femininity. (UWE 102)’

A deux reprises donc l’emploi de la dénégation ne fait que suggérer avec plus de force l’ambivalence de son attitude envers la jeune femme. C’est par procuration, en tant qu’observateur des échanges de mots et de regards entre Natalia et Razumov qu’il trouvera une réponse à sa pulsion. L’écriture l’autorise à dire son désir par-delà le chiffrage de la lettre : comme le style pour l’auteur, la narration est le lieu où se loge l’objet a pour le professeur de langues.

Ce dernier, au contact de l’écriture qui libère quelque chose de la lettre – le désir, la voix, le regard – va alors, un peu à la manière de Mikulin, permettre de désamorcer le processus ironique. Il éprouve d’abord une certaine pitié pour le personnage : “I was sorry for him” (UWE 179). Puis cela se transforme en sympathie mutuelle :

‘“I think that you people are under a curse.”
He made no sound. It was only on the pavement outside the gate that I heard him again.
After all, I preferred this enigmatical young man to his celebrated compatriot, the great Peter Ivanovitch. [...] As we stood on the curbstone waiting for a tramcar to pass, he remarked gloomily –
“I like what you said just now.”
“Do you?”
We stepped off the pavement together. (UWE 194)’

Ainsi, il ne se contente pas d’observer simplement mais il avance sa propre interprétation des faits et des personnages : “The narrator is here clearly reflective and evaluative, not merely a neutral recorder 858 .” Cette transformation est vitale pour la lisibilité du texte et permet au lecteur de s’investir dans un travail de lecture qui s’oriente sur la piste tragique sans s’y engouffrer plus que dans Lord Jim .

L’ironie est une des clés du roman, mais elle ne permet que d’entrouvrir des portes, illustrant bien l’évanescence du style conradien. Toute approche théorique du texte est aussitôt remise en jeu par une nouvelle variation. Lorsqu’on a, par exemple, évalué la sympathie du narrateur pour le protagoniste, les conclusions susceptibles d’être tirées sont à leur tour ébranlées par le lien qui unit, ou désunit, narrateur et auteur. Ceci est particulièrement pertinent à propos de Under Western Eyes .

‘In Lord Jim Marlow’s narrative is presented and edited by an authorial comment, but the fact that this apparently omniscient narrator largely refrains from imposing evaluative judgements on Marlow can be interpreted as another indication of the narrative and thematic authority of Marlow as a personal narrator with an original and productive authorial function 859 .’

En effet, l’apparition de Marlow au chapitre IV s’insère aisément dans le cours du récit et le narrateur premier – ou “authorial narrator” selon la terminologie de Jakob Lothe – ne remet pas en question l’autorité de ce narrateur second – ou “personal narrator”.

Dans l’autre roman, le professeur est d’emblée mis aux commandes du récit. Mais le caractère d’étrangeté qu’a la culture russe à ses yeux le place dans la position inconfortable du traducteur confronté aux « difficultés de l’écriture et de la communication 860  ».

‘Although these reservations and the emphasis on spatial and attitudinal distance are to some extent counteracted by the narrator’s generalizations and display of knowledge, their in-built contradictions serve to augment fictional fragmentation 861 .’

La situation narrative semble favoriser une prise de distance de l’auteur, d’où l’importance de l’ironie dans Under Western Eyes  :

‘[...] the narrative originality of Under Western Eyes  resides essentially in the manner in which the language teacher’s personal narrative is undermined and modulated by means of authorial irony 862 .’

Il est toutefois essentiel de noter que le degré d’ironie et la distance entre auteur et narrateur sont sans cesse variables.

Les « échos ironiques 863  » dans Under Western Eyes se croisent et s’entrecroisent donc, donnant l’effet de variations sur un même thème, celui de la trahison. Ils accentuent les effets de résonance dans le texte, creusant un peu plus l’espace sonore déjà ouvert par la multiplicité – suggérée plutôt que montrée – des langues et des discours dans le texte. Au lieu de se limiter à la « transgression ludique de la loi de sincérité 864  », Under Western Eyes utilise l’ironie pour ébranler les fondements de toute pensée qui pourrait primer au moment de la lecture :

‘La duplicité de Razumov ne fait alors qu’illustrer ce qu’il advient quand la dimension ludique est court-circuitée, quand l’écho ironique perd sa fonction d’appel à la reconnaissance pour ne faire triompher qu’un point de vue, celui du locuteur 865 .’

Le texte menace de perdre sens dans ce jeu tragique qui emmène le protagoniste vers un châtiment certain. L’échange avec le narrataire étant brouillé, le codage ironique se transforme plutôt en « bruit ironique » qui

‘est événement qui à la fois communique et cesse de communiquer ; il dénonce le leurre de la transparence, démasque la duplicité et l’équivoque dans le discours politique, journalistique [...] et n’est l’écho salutaire de rien 866 .’

L’ironie ne renvoie plus à un sens caché, mais à l’absence de sens : Razumov est un traître à la fois pour les révolutionnaires et pour le gouvernement russe ; il est fasciné par Natalia comme par son frère. Ce qui se révèle en fin de compte derrière sa duplicité, c’est l’horreur qui touche à l’indicible, l’envers d’un monde civilisé, le gouffre où mensonge et vérité se rejoignent et s’annulent – la faille du Patusan.

Notes
841.

Le narrateur de Lord Jim insiste au contraire sur la blancheur associée au personnage de Jim au Patusan.

842.

Voir supra, p. 299. 

843.

Conrad utilise l’expression “ the veil of inadequate words” pour évoquer l’incapacité du langage à retranscrire les faits et sa tendance à dissimuler plus qu’il ne dévoile (Conrad, Notes on Life and Letters, p. 88).

844.

Regnault, in G. Miller, p. 170.

845.

Paccaud-Huguet, « Ironie et dialogisme ? chez Joseph Conrad », p. 41, cite Roland Barthes, SZ, p. 151.

846.

Paccaud-Huguet, « Ironie et dialogisme ? chez Joseph Conrad », p. 43.

847.

Le spectre de Haldin est muet et immobile au contraire, par exemple, du vieil Hamlet qui prend la parole et se meut. Le fantôme dans Under Western Eyes n’a plus de pouvoir transcendantal sur les autres personnages, il ne donne pas d’ordre mais surgit dans les interstices de la vie, dans les conversations, dans les silences ou dans un regard. Il n’est plus au-dessus, il est partout, aussi bien derrière que devant le voile.

848.

Muecke, in Poétique n° 36, p. 483, cite W. C. Booth (Une rhétorique de l’ironie, p. 240) : « De là la description que fait Booth de la « distinction fondamentale » qui existe entre ironie « stable » et ironie « instable », distinction présentée comme un « formidable abîme ». Sur le versant extrême de cet abîme séjournent ces mégathériums qui ont nom : relativisme, scepticisme, nihilisme et pluralisme, monde de sables mouvants et de miasmes où le lecteur perd tout contact et tout sens de sa solidarité avec l’ironiste ». Razumov est cet ironiste jusqu’à ce qu’il abandonne le double-entendre pour se confesser.

849.

Sperber et Wilson, in Poétique n° 36, p. 408.

850.

Ibid., pp. 411-412 : « Lorsque l’écho est lointain et vague, l’ironie ne visera pas de cible déterminée ; à l’inverse […] lorsque le locuteur fait écho au destinataire, il y aura sarcasme. »

851.

Cette coïncidence de l’entrevue avec la mère et du souvenir du fantôme rappelle que selon Conrad la Russie, dont nous avons déjà souligné la fonction maternelle et originelle pour Razumov, n’est qu’une réalité spectrale : “For a hundred years, the ghost of Russian might, overshadowing with its fantastic bulk the councils of Central and Western Europe, sat upon the gravestone of autocracy, cutting off from the air, from all knowledge of themselves and of the world, the buried millions of Russian people.” (Conrad, Notes on Life and Letters, p. 86)

852.

Voir supra, p. 99.

853.

Paccaud-Huguet, « Ironie et dialogisme ? chez Joseph Conrad », p. 45.

854.

Ibid., p. 42.

855.

 Pour une étude détaillée de ces voix étrangères, voir Moutet, « Les voix étrangères dans Lord Jim : parole indigène et parole métisse », L’Epoque Conradienne, 2004, pp. 139-153. Marlow hésite entre l’acceptation de l’altérité et son refus « quand l’étranger qui prétend avoir voix au chapitre se trouve également être une femme et / ou avoir la peau brune. » Ces fluctuations dans le point de vue narratif sont des « dispositifs discursifs » mis en place par Marlow. Ils offrent une source supplémentaire d’ironie dans Lord Jim qui, comme dans Under Western Eyes , déstabilise le sens. « Ces dispositifs sont souvent intentionnellement révélés par l’auteur dont l’ironie porte alors fortement sur le narrateur qu’il a choisi. Parfois, en revanche, on est dans le domaine de l’indécidable. »

856.

Lothe, Conrad ’s Narrative Technique, p. 288. Jakob Lothe explique, dans l’introduction à son ouvrage, l’emploi des expressions “authorial narrator” et “personal narrator” : “The basic formal criterion I use is the grammatical one of pronominal reference: third-person personal pronouns signify an authorial narrator, first-person pronouns a personal narrator” (Ibid., p. 13)

857.

Hollander, in Fabb, p. 124.

858.

Lothe, Conrad ’s Narrative Method, p. 269.

859.

Ibid., p. 174.

860.

“the problems of writing and communication”, ibid., p. 293.

861.

Ibid., p. 292.

862.

Ibid., p. 302.

863.

Sperber et Wilson, in Poétique n° 36, pp. 407.

864.

Paccaud-Huguet, « Ironie et dialogisme ? chez Joseph Conrad », p. 45.

865.

Ibid., p. 43.

866.

Ibid., p. 44.