Jude et Razumov ont ceci en commun, qu’ils trouvent un même refuge dans les livres et leur désir de réussite universitaire. Ces hommes de lettres voient tous deux leur projet contrarié par l’intervention d’un autre – Arabella pour le premier, Haldin pour le second – dont l’apparition va interdire leur désir originel. Chacun, face à l’impossibilité du rêve, crée alors son univers : Razumov se construit une réalité mensongère, Jude opte pour l’idéalisation, mais dans les deux cas la conséquence est de masquer bien imparfaitement une vérité autre.
L’imaginaire de Jude et de Razumov 908 paraît chez eux compenser un déficit de parole. Ce sont des hommes de peu de mots. Leur réserve prend souvent chez Razumov la forme de la dissimulation, quand chez Jude il s’agit plutôt de contrôler son désir. Le professeur de langues évoque la surprise de Razumov face aux sentiments qu’éveillent en lui la personne de Natalia Haldin et sa ferme volonté de les tenir en respect :
‘He said to himself that all this was not for him; the beauty of women and the friendship of men were not for him. He accepted that feeling with a purposeful sternness, and tried to pass on. (UWE 167)’Au contraire, Jude est constamment confronté à sa faiblesse pour l’autre féminin et finit toujours par céder. Cet autre est sa loi, lui dictant en fin de compte ses moindres faits et gestes. D’où l’inévitabilité de la transgression puisqu’il substitue une loi féminine à la loi sociale et religieuse, fondamentalement phallique :
‘“She said I ought to marry you again, and I have straightaway. It is true religion! Ha – ha – ha!” (J 460)’Ce processus de subversion de l’autorité symbolique entraîne le protagoniste vers la jouissance interdite qui, en tant que telle, est forclose de la loi sociale et de l’ordre symbolique du langage, mais parvient à se dire – à s’inter-dire – au travers des lambeaux de sens qui se décollent du texte et des bruissements de voix qui s’élèvent à l’insu non seulement des locuteurs dans les dialogues mais aussi de toute origine énonciative.
Si leur rapport aux femmes est différent, ils en arrivent cependant tous deux à devoir renoncer à celle qu’ils aiment. De même, leur rapport au langage à la fois les différencie et les rapproche. Jude ne peut se défaire de l’emprise de l’écrit : les textes grecs ou latins qu’il étudie ne lui parviennent que sous cette forme, mais il va ensuite les faire vivre en en prononçant les lignes ou les vers (J 36). Ce besoin d’oralité est perceptible aussi dans sa relation avec Sue : leurs échanges épistolaires sont nombreux et traduisent parfois leurs sentiments, mais c’est au travers de la voix et du contact des corps que se nouent aussi bien l’espoir que le tragique dans le récit. Ainsi, tandis que Sue affirme être parvenue à une négation presque totale de son désir, ce « presque », ce « pas-tout », offrent à la voix de venir traverser les corps et de donner cours à la pulsion :
‘Her bosom began to go up and down. “I can’t endure you to say that!” she burst out, and her eye resting on him a moment, she turned back impulsively. “Don’t scorn me! Kiss me, O kiss me lots of times. And say I am not a coward and a contemptible humbug – I can’t bear it!” She rushed up to him and, with her mouth on his, continued: “I must tell you – O I must – my darling Love! It has been – only a church marriage – an apparent marriage I mean! [...] It hasn’t been more than that at all since I came back to him!” (J 466-467)’Dans la diégèse, la parole – en tant que vecteur de la voix – a donc un pouvoir sur la vie que ne possède pas la lettre qui, porteuse des mots du passé, possède une puissance mortifère. Elle conserve ainsi dans Jude un caractère quasi sacré, à l’image du Verbe divin et créateur mais également destructeur : le protagoniste respecte l’engagement pris devant le prêtre même lorsque son épouse se trouve à des milliers de kilomètres, puis il se plie à la funeste volonté de Sue en épousant Arabella une seconde fois. Ce respect de la parole donnée empêche Jude de mentir, car ce serait enfreindre la loi divine (et langagière). Cependant il pratique la casuistique en bon aspirant à une carrière ecclésiastique, l’exemple le plus flagrant étant son refus de reconnaître l’ambiguïté de sa relation avec Sue jusqu’au mariage de celle-ci.
La parole est donc aussi nuisible que vivifiante puisque s’y révèle la pulsion de mort de Jude, en particulier lorsqu’il cite Job, quelque peu à la manière de Jim qui, s’adressant aux gens du Patusan, signe son arrêt de mort. Plus tôt dans le récit, Jude tente de manipuler Phillotson et de lui dévoiler son histoire avec Sue pour le décourager, mais il ne parvient qu’à dire les choses à-demi (J 195-196 909 ) car le langage ne cesse de faire lien et loi pour le protagoniste. Plus tard, lorsqu’il épouse Arabella une seconde fois par obéissance à Sue, il signale par là son désir d’auto-anéantissement avant de parvenir enfin à le dire :
‘“Say another word of that sort,” he whispered, “and I’ll kill you – here and now! I’ve everything to gain by it – my own death not being the least part!” (J 463)’Sa mort n’est plus qu’une question de temps et marquera l’accomplissement de son destin tragique.
Dans Under Western Eyes , la parole est désacralisée, les mots sont devenus les ennemis premiers (UWE 3) du Verbe. Car le langage est pour Razumov un outil de dissimulation auquel il a recours aussi bien à l’oral dans les nombreux dialogues du récit, qu’à l’écrit au travers du journal. Comme dans Jude , c’est le narrateur qui intime au lecteur que le protagoniste ne dit pas tout ou déforme la réalité. Alors que Razumov accède à l’histoire jour après jour et que la lecture devient le reflet de sa lente découverte, le narrateur connaît, lui, la fin par avance et peut à souhait suggérer la supériorité de son savoir sur celui des actants dans le récit. Cependant, Under Western Eyes possède une teneur ironique dont Jude est privé car en tant que personnage le professeur de langues est lui-même victime de l’ironie narrative. L’ironie orientée vers Razumov ne se résout dans Under Western Eyes que lorsque le protagoniste n’a d’autre choix que de se plier à ce que Jude accepte avec son mariage ou même avec son obéissance à la « loi » de Sue , c’est-à-dire au pouvoir du regard et de la parole des autres.
Razumov croit pouvoir toujours manipuler le symbolique au point de l’élever au rang de l’imaginaire : il est un héros aux yeux des révolutionnaires, un être de grande dignité pour Natalia, et se croit capable d’exorciser le fantôme de Haldin. Un peu à la manière d’Arabella, Razumov joue avec le langage et avec l’imaginaire des autres. Mais le jeu tourne au tragique car de la même façon que les mots ne disent jamais toute la vérité, ils ne peuvent pas non plus la dissimuler toute. Ceci est à l’image de la narration qui ne peut traduire fidèlement le contenu du journal de Razumov, ni nous dépeindre en toute fiabilité « la vie des « Russes à l’étranger 910 . » »
A la fin du roman, Razumov accède à la parole de l’autre par le chemin dévié du silence. Par les regards qu’il continue d’échanger, la voix surgit libérée du carcan de l’imaginaire mais aussi du chiffrage symbolique qui fait des mots une monnaie d’échange. Désormais, il parle bien : on aime à l’écouter, mais on ne juge pas nécessaire de préciser ce qu’il dit. Tout simplement, il parle. Il n’est plus qu’un parlêtre, conscient de l’impossibilité de communiquer par le langage, lui qui n’entend pas ce qu’on lui dit. D’autre part, après que la parole s’est révélée grâce à la confession devant Natalia – c’est-à-dire sans doute grâce à un regard – l’écriture ne se cache plus mais se donne à lire dans le texte reconstitué par le professeur. La voix peut maintenant faire coupure et dire la béance au lieu de la taire. La remarque suivante de Bakhtine convient fort bien à Conrad :
‘Tout cela permet à Dostoïevski de retourner la vie pour en examiner le côté inconnu et présenter au lecteur les nouvelles possibilités des profondeurs ainsi découvertes 911 .’L’imaginaire que constituait le mensonge pour Razumov chute donc dans Under Western Eyes , mais cela semble n’être possible que parce que se dessine l’espoir : c’est ce que représente la nouvelle vie de Peter Ivanovitch, l’engagement de Natalia, mais aussi le renversement – au littéral comme au figuré – qui touche Razumov. Sans exagérer l’importance de cette lueur, on peut tout de même noter que Conrad est, à l’époque où il écrit Under Western Eyes , en passe de devenir un auteur moins novateur, Lord Jim étant reconnu comme l’une des plus modernistes de ses œuvres. Jim est un héros moderniste, emprisonné dans le tragique de son refus d’être ce qu’il est, incapable de se séparer de ses identifications imaginaires qui le maintiennent attaché à une illusion – tout comme Sue qui sombre dans le mysticisme – et dont le cheminement invalide toute tentative de lui assigner une étiquette fiable : a-t-il trahi ? A-t-il été fidèle ? Fidèle à quoi ?
La seule vision qui semble rendre justice à son personnage est la sienne propre car le lecteur a droit, comme unique certitude, à son narcissisme forcené. Il est vrai que Razumov retourne, quant à lui, à ses origines, mais avec un autre regard dû à une prise de conscience de l’artificialité des semblants qui signale plus qu’un mouvement régressif.Il accède à la vérité par sa confession et renonce à la toute-puissance de l’imaginaire en tournant le dos à la duplicité du langage qui se réduit désormais chez lui à une voix qui lui est propre.
Le prix à payer d’une telle reconnaissance est bien entendu excessif : la surdité du protagoniste survient telle la mort qui surgit au cœur de la vie ou l’horreur au cœur des ténèbres. Mais cette découverte sur le langage et sur soi fait écho à la reconnaissance aristotélicienne 912 dont Jim est privé :
‘One of the moot points about Jim’s tragic stature is to decide whether he reaches some form of recognition of the truth of his situation or anagnorisis. My own contention is that he does not, because his final abandonment of Jewel, is like an echoic re-enactment of his jump off the Patna , as well as of his final show of courage, which is but a form of suicide. It would seem to indicate that his death is not a form of atonement for his past errors, but the continuation of the same process of escapism and self-delusion 913 .’La dimension tragique semble donc plus présente et justifiable chez le personnage de Razumov. Peut-être même peut-on déceler des « retombées cathartiques » dans les destins de Natalia et de Peter Ivanovitch, sans parler de la némésis qui conduit Nikita à subir le châtiment de ses actes.
Jude pourrait alors être perçu comme un personnage charnière entre Jim et Razumov, qui aiderait à comprendre les choix très différents des deux protagonistes conradiens. Tout d’abord, la lecture tragique de sa trajectoire permet de comprendre le fonctionnement de ce mode d’écriture à l’intérieur du genre romanesque. Conrad a, en quelque sorte, modernisé de manière plus radicale encore la forme tragique déjà réinventée par Hardy. L’ironie corrosive de Under Western Eyes n’a plus pour cible la tragédie comme c’est le cas dans Lord Jim . Si l’écriture s’est assagie en apparence, c’est pour en réalité saper un peu mieux les fondements du langage eux même, et par là jeter un doute sur tous ces genres littéraires dont les mots sont l’essence.
Les entrelacs entre les trois œuvres sont ainsi riches et variés. Nous avons suggéré que le personnage de Razumov pourrait marquer un retour relatif de Conrad à une forme plus traditionnelle de la tragédie. Pourtant le caractère tragique de Under Western Eyes est rarement considéré : le « héros » ne meurt pas ; au déplacement du genre noté dans Lord Jim se substitue dans l’autre roman l’indifférence d’un style vis-à-vis des formes littéraires antérieures. Le tragique s’y révèle en fin de compte comme le lot quotidien de chaque individu qui doit apprendre à faire avec. Jude apparaît donc bien comme un roman antérieur et précurseur en ce qui concerne le traitement de la tragédie ainsi que du langage. Et si la technique narrative de Lord Jim est particulièrement complexe et moderniste, marquant une étape de taille dans l’histoire du roman, c’est dans Under Western Eyes que les défilés du signifiant sont le plus violemment assaillis.
D’autre part, lorsque l’on s’intéresse à l’imaginaire des protagonistes et à la signification de l’épilogue de chaque roman, une évolution est perceptible chez l’écrivain de la modernité. Jude et Jim pourraient être des figures de l’artiste maudit. Jim ne trouve pas ses mots et ne peut s’attacher qu’à une seule et unique image qui englobe son être et le monde à la fois. Sa tâche en tant qu’artiste est donc vouée à l’échec. Jude est pour sa part un poète incompris 914 ; les mots qu’il trouve ne lui appartiennent pas vraiment car ils sont ceux de glorieux personnages du passé et il meurt à l’écart de ses contemporains, illustrant à sa manière le parcours de Hardy qui vécut de plus en plus reclus dans son Dorset natal.
Seul Razumov offre une alternative viable. Il incarne le renoncement de l’artiste qui en vient à accepter l’autre – ce ou celui qui lui est étranger – et à recevoir la parole comme voix plutôt que comme outil de communication. La réalité en mosaïque qui l’entoure, faite de bric et de broc lexicaux, idéaux, humains, etc. peut enfin faire sens au travers de ce qu’il a à dire. Ce qu’il voit et ce que, désormais, il n’entend pas, illustre le chaos sous-jacent à l’ordre symbolique ; Razumov choisit non pas de le nier mais de le dépasser en acceptant de parler, de ne plus dissimuler, et de projeter sa voix pour briser et construire le sens tout à la fois. Il donne une voix et des mots au silence quand Jude dit le silence par son sourire.
La position finale de Razumov, qui n’est pas autorisé à mourir pour échapper à la division à la manière de Jim ou pour consacrer un destin tragique comme Jude, l’oblige à trouver dans le réel une issue hors de l’horreur. A l’image de Sue, de Natalia et de Jewel, il ne connaît pas le réconfort du trépas mais doit vivre la coupure. Tandis que Jude est du côté des femmes par sa position subjective 915 , Razumov l’est parce qu’il est épargné par la mort. Nous pouvons alors nous demander quel est le rôle des femmes dans l’univers conradien, où elles sont nettement moins présentes que chez Hardy 916 . Les figures féminines ne seraient-elles pas le vecteur privilégié de ce nouveau tragique ?
Nous nous limiterons principalement à ces deux personnages dans cette partie de notre travail afin d’instaurer un dialogue entre Jude et Under Western Eyes . Il est cependant intéressant de rappeler que Jim est très proche des deux autres protagonistes, alors que Tess ne manifeste pas ce besoin de recourir à un imaginaire fort, sans doute parce qu’en tant que femme rien ne peut dissimuler à ses yeux la faille qui la constitue en tant que sujet.
Voir supra, p. 101, et n. 220. Phillotson ne semble pas, ou peut-être préfère ne pas, comprendre le sens profond des paroles de Jude et le narrateur intervient alors pour signaler l’ambiguïté de l’énoncé.
Bakhtine, p. 227, au sujet des romans de Dostoïevski.
Ibid., p. 231.
Cf. Aristote, chapitre 16, pp. 89-92.
Maisonnat, pp. 63-64.
Voir supra, pp. 151 sq..
Id..
Irving Howe évoque l’intérêt de Hardy pour les personnages féminins : “Though quite capable of releasing animus toward his women characters and casting them as figures of destruction, he could not imagine a universe without an active, even an intruding, feminine principle.” (Howe, in Tess , Norton, p. 406)