3. Les femmes ont-elles leur mot à dire ?

Jude a ceci en commun avec les personnages de Conrad, qu’il est orphelin de mère. Bien qu’il connaisse ses origines, il n’est pas plus à l’abri des rumeurs – puisque c’est par Arabella qu’il apprend l’histoire de ses propres parents – que Razumov : “It was, indeed, suggested that Mr. Razumov was the son of an Archpriest’s pretty daughter [...]” (UWE 6). Surgissent alors des substituts imparfaits : la tante de Jude ne lui cache pas qu’il eût mieux valu qu’il mourût avec ses parents ; Razumov, lui, n’a d’autre mère que la Russie. Cet espace infini ne peut lui offrir les repères nécessaires à l’élaboration de sa position subjective :

‘he stands nowhere between the poles of birth and death. [...] such a feeling of anxiety arises each time Razumov is reminded of his finitude symbolized by the limits of speech and death, simply because he belongs nowhere 917 .’

La mère pour Razumov est donc une entité dévoratrice à taille inhumaine. L’absence du père fait également que rien ne vient le séparer de l’Autre de la jouissance, cet autre féminin qui l’empêche de se plier à aucune loi. « Car la femme, chez Conrad, ne s’élève qu’à proportion de la déchéance de l’homme 918 . » C’est uniquement avec la castration symbolique et particulièrement brutale opérée par le personnage au nom évocateur de “Necator” que s’ouvre une brèche dans l’image narcissique de Razumov et qu’est rendu possible son accès, non pas à la loi du langage, mais à un langage régi par l’ordre spectral de la voix.

Mais c’est précisément à cause des femmes qu’il y parvient. La confession faite à Natalia est le reflet en négatif de la trahison de Haldin. Alors que Razumov a su mentir aux hommes, qu’il s’agisse des autocrates ou des révolutionnaires, le masque tombe lorsqu’il s’adresse aux femmes. Sophia Antonovna déjà le déstabilise par ses questions intuitives. Madame de S– parvient, elle aussi, à distinguer les signes de la révolte intérieure qui assaille le jeune homme :

‘“There is a smouldering fire of scorn in you. You are darkly self-sufficient, but I can see your very soul.” (UWE 224)’

C’est enfin Mrs Haldin et sa fille qui poussent le protagoniste dans ses derniers retranchements. Leur chagrin et leur besoin de savoir ont raison de son double-jeu. C’est en quelque sorte ici le « Nom-de-la-Mère » qui vient faire barrage au pouvoir phallique du langage manipulateur et qui fait échec à la puissance de l’imaginaire en laissant filtrer le réel par le souvenir constant de la mort du fils.

Dans les précédents romans de Conrad, les femmes sont, on le sait, le plus souvent effacées. Dans Heart of Darkness , la femme est soit sauvage – “a wild and gorgeous apparition of a woman 919 ”, “savage and superb, wild-eyed and magnificent 920 ” –, soit, comme “The Intended”, totalement naïve et bercée par les illusions de la civilisation occidentale :

‘Girl! What? Did I mention a girl? Oh, she is out of it – completely. They – the women I mean – are out of it – should be out of it. We must help them to stay in the beautiful world of their own, lest ours gets worse 921 . ’

Marlow exprime ici une opinion qui fait écho à ce qu’il dit dans Lord Jim  :

‘“our common fate fastens upon the women with a peculiar cruelty [...]; for it is only the women that manage to put at times into their love an element just palpable enough to give one a fright – an extra-terrestrial touch. I ask myself with wonder – how the world can look to them – whether it has the shape and substance we know, the air we breathe!” (LJ 247) ’

Dans Lord Jim , l’énigme reste entière, d’autant plus que la présence féminine y est fort limitée : Jewel est l’étrangère, celle qui n’est ni blanche, ni indigène au Patusan. Le narrateur marque plus clairement la distance qui sépare les sexes et fige les femmes dans leur inaccessible altérité. Car ces dernières sont, pour Marlow et son auditoire (“we”), de l’autre côté, sur le versant du réel, au-delà des semblants. Si elles ne s’attachent pas à une illusion, alors elles découvrent aux yeux des autres le vide qui se cache derrière. Voilà pourquoi les textes nous présentent tantôt une femme-maîtresse et phallique, dévoratrice et séductrice – le côté sombre et étranger de Jewel –, tantôt une victime du pouvoir patriarcal – son côté blanc.

Cette ambiguïté du personnage de Jewel 922 s’illustre au cours de l’épisode où elle prévient Jim de l’embuscade organisée contre lui. Elle y est est décrite tenant fermement une torche, sans bouger d’un pouce :

‘all that time the torch had remained vertical in the grip of a little hand, without so much of a tremble. (LJ 266)’

Son geste renvoie le lecteur au tableau représentant “The Intended” dans Heart of Darkness . Il est légitime de se demander si Jewel, porteuse de lumière, a elle aussi les yeux bandés. C’est elle qui sait pour l’embuscade et plus tard elle devine ce qu’il en sera d’elle et de Jim. Cependant elle avance comme aveuglée par son savoir, incapable de changer le cours des choses. Ce savoir de Jewel sur elle-même et sur les autres pourrait contribuer à faire d’elle une femme-maîtresse, mais son statut d’autre en tant que femme et en tant que métisse la retient du côté du réel et de l’irreprésentable.

D’une façon similaire dans Jude , Sue est à la croisée des chemins. Le narrateur, ainsi que le protagoniste ou encore le narrataire, sont incapables de dire clairement qui elle est. Tandis qu’Arabella est sans ambiguïté une femme phallique et que Tess est la proie du système patriarcal, Sue paraît caractériser ces deux aspects à la fois. Tantôt elle séduit Jude, tantôt elle se plie à la volonté de son maître qu’est en fin de compte Phillotson. Son côté anti-conformiste et provocateur se reflète dans le personnage de Jude qui, quoique de sexe masculin, subit tout autant l’intransigeance de la loi symbolique et phallique. Cette loi s’abat d’ailleurs en partie à cause de et par les femmes de sa vie qui ont une influence de taille sur son destin 923 .

Le mystère de la femme affleure donc dans les œuvres dont nous parlons, quoique son rôle soit souvent marginal chez Conrad. Jewel occupe elle-même une place limitée dans l’univers de Lord Jim  : elle n’apparaît que lorsque Jim est au Patusan et fait office d’objet 924 non seulement de par son nom mais aussi parce qu’elle contribue à installer Jim dans sa position d’homme dominateur sur l’île. Avec Under Western Eyes les choses changent : Natalia hante l’espace diégétique et narratif car elle séduit à la fois Razumov et le professeur de langues.

Cependant, en dépit d’un rôle plus décisif dans la diégèse, elle n’en demeure pas moins avant tout objet du discours et surtout du regard des autres. Le professeur ne cesse de faire allusion à ce que son corps, sa présence physique, dégagent lorsqu’elle parle : ses yeux sont maintes fois mentionnés (“her charming grey eyes” UWE 118, “clear eyes” UWE 130, UWE 132, 136). Ses mains évoquent un tempérament fort et délicat à la fois : “the grip of her strong, shapely hand had a seductive frankness, a sort of exquisite virility” (UWE 118 925 ) ; sa bouche est une autre partie de son corps où se devine le désir du narrateur :

‘We stood so close to each other in the dark ante room that I could see her biting her lower lip to suppress a dry sob. (UWE 117) . ’

Elle est présente comme corps-objet plutôt qu’en tant que sujet. Ces citations soulignent à quel point le professeur de langues voit en Natalia la femme idéale, dont les yeux clairs comme ceux de Jewel (LJ 251) symboliseraient la pureté et l’innocence. Pourtant, comme pour la jeune fille du Patusan, le monde ne se limite pas à une illusion. Jewel sait qu’une voix lointaine semble appeler Jim à elle. Natalia n’ignore pas que son frère, héros de la révolution, a dû être bassement trahi (UWE 117). Ce savoir sur le réel, c’est ce que Marlow et le professeur veulent dissimuler. Ainsi, dans Under Western Eyes , la voix de Natalia est rarement décrite, au contraire par exemple de celle de Peter Ivanovitch (UWE 118, 158) quand sa bouche attire le regard du narrateur. Cependant, l’étrangeté de cette jeune femme est évoquée comme à l’insu du narrateur lorsqu’il décrit ses mains à la virilité est inattendue.

Cette virilité peut faire référence à la similarité entre elle et Haldin, à laquelle Razumov est particulièrement sensible. C’est d’ailleurs la voix plutôt que la bouche de Natalia qui le touche, l’expression de son visage plutôt que son corps :

‘“The terrors of remorse, revenge, confession, anger, hate, fear, are like nothing to the atrocious temptation which you put in my way the day you appeared before me with your voice, your face, in the garden of that accursed villa” (UWE 354)’

Natalia est alors dans une position qui rappelle celle de Sue en tant qu’objet du regard de Jude et de Phillotson. Car tandis que le premier est sensible à la fois à sa beauté et aux fluctuations de sa voix, Phillotson ne jouira que du corps abandonné de Sue, un corps mort et vide de désir.

Pour Razumov, Natalia a avant tout une voix et un regard. Elle est un personnage à la beauté spectrale – d’autant plus que le spectre de Haldin s’y reflète – plutôt qu’à la beauté formelle. C’est là que le féminin se révèle comme mystère plutôt qu’énigme, comme question sans réponse et non plus jeu de séduction ou de cache-cache. La virilité peut donc s’y inscrire, tout comme le féminin peut être perçu derrière les traits d’un personnage masculin 926 .

Natalia, Sue, Jewel montrent ainsi que la relation à l’autre du féminin touche à la question de l’altérité et du « unheimlich » : Sue est à la fois identique (elle a la même voix et la même origine que Jude) et différente, à jamais incompréhensible. Les histoires qui se tissent entre les personnages mettent en avant le narcissisme et les jeux de miroir  sous-jacents à toute relation amoureuse : Sue est un reflet de Jude, Jewel est l’ombre de Jim. Cette spectralité prend, dans Under Western Eyes , la forme du fantôme de Haldin.

Entre Jim et Jewel la relation de miroir se dit dans les sonorités de leur prénom : Jim / “gem” est un bijou plus précieux et plus noir à la fois que Jewel. Brown joue avec Jim, le manipulant telle une pierre qu’il ferait rouler entre ses doigts. L’union des deux jeunes gens a donc une consonance ironique qui met en relief le danger de réification qui les menace au Patusan, dans cet univers où se réalise un temps le rêve d’héroïsme de Jim. Ainsi, si l’amour courtois se dessine derrière leur relation qui ne semble toucher ni au mariage ni au sexe, il prend aussitôt un caractère parodique. Claude Maisonnat montre que Jewel est un personnage trop dérangeant pour être effectivement identifiée à la dame courtoise :

‘Helplessness and voicelessness are, indeed, two symptoms of the condition of women in the world inhabited by Jim and Marlow [...]. They reveal Marlow’s perhaps unconscious desire to occupy, as Jim does, the position of the knight rescuing the damsel in distress of chivalric romances : “[…] they came together under the shadow of a life’s disaster, the knight and maiden meeting to exchange vows amongst haunted ruins.” (LJ 273) The long and short of it, however, is that neither is allowed to maintain that stance precisely because Jewel won’t let them play their little patriarchal game 927 .’

Comme pour Tess, le rôle qu’on voudrait lui attribuer est trop rigide et elle en brise le carcan pour s’affirmer autre. C’est d’ailleurs le fait qu’elle est si différente, si étrangère en tant que métisse, qui pousse Jim et Marlow à prétendre qu’il s’agit d’une romance, c’est-à-dire plus qu’une simple passion assouvie sous des cieux exotiques :

‘Il est donc tout à fait nécessaire pour Marlow – comme pour Jim – de romancer (romanticize) la liaison, de la lire comme un avatar de l’amour courtois attachant la dame médiévale à son chevalier : ils ramènent ainsi cette relation, dont on voit très bien qu’ils la perçoivent eux-mêmes comme douteuse 928 , à un modèle occidental connu en « court-circuitant » le contexte 929 .’

Le modèle courtois est alors non seulement remodelé et subverti comme dans Tess 930 , mais supplanté par le narcissisme exacerbé de Jim. Jewel n’est jamais présentée comme inaccessible. Elle apparaît surtout comme une enfant que s’échangeraient les hommes dominateurs en signe de passation de pouvoir. Car même si Cornelius n’est pas véritablement consentant, Jewel aide tout de même Jim à trouver sa place au Patusan et à y devenir l’un des chefs. Elle fait donc littéralement lien social, devenant un objet d’échange et signalant l’évidement du modèle courtois dont n’est retenu que cet aspect mercantile 931 .

L’artificialité de l’héroïsme de Jim fait ainsi écho à celle de son idylle :

‘Jim aime Jewel car elle donne un visage à l’opportunité qu’il attend. Il est heureux de l’avoir trouvée si désolée : c’est une chance pour lui, d’être ainsi confronté à quelqu’un en train de se noyer et n’attendant que lui pour être sauvé. Cela rachète son manquement à bord du Patna et Jewel remplace les pèlerins abandonnés qui n’ont même pas eu la décence de mourir (faisant ainsi basculer une situation tragique dans le ridicule…). Avec cette histoire d’amour, Jim s’installe à nouveau dans le solennel, le sérieux, le tragique (c’est également ce qu’en dira Marlow) 932 .’

L’amour apparaît avant tout en tant qu’amour de soi et ne mène qu’à la mort. La relation Jim / Jewel est la relation d’un individu à sa propre image car Jim ne parvient pas à être autre chose que ce qu’il s’imagine être à ses propres yeux et aux yeux des autres. Alors que Jude et Sue savent s’affranchir de leur passion pour leur reflet, Jim ne s’en défait pas et décide de le rejoindre en mourant. Il demeure à jamais soit un héros, soit un lâche, incapable de réconcilier ces deux aspects de sa personne à l’intérieur d’une position subjective et figé dans une contemplation où il se confond avec son objet.

Il ne peut se réaliser comme sujet car il est lui-même contemplé. Tel est le cas dans le passage qui suit :

‘Jim turned to the girl, who had been a silent and attentive observer. His heart seemed suddenly to grow too big for his breast and choke him in the hollow of his throat. This probably made him speechless for so long, and after returning his gaze she flung the burning torch with a wide sweep of the arm into the river. The ruddy fiery glare, taking a long flight through the night, sank with a vicious hiss, and the calm soft starlight descended upon them, unchecked.
He did not tell me what it was he said when at last he recovered his voice. (LJ 266-267).’

Le mouvement des personnages décrit un renversement : Jim est regardé par Jewel, ainsi que l’est Natalia face au professeur de langues qui se décrit d’ailleurs en observateur attentif et silencieux. Jim est par là féminisé quand Jewel devient le point de focalisation au travers duquel le narrateur peut voir la scène.

C’est pourtant Jim qui raconte, quoiqu’il le fasse de manière partielle (“He did not tell me”). Mais ce qui se lit sur son visage, c’est l’image de la mort : les mots se meurent dans sa gorge, son regard est figé. Le protagoniste semble mourir avec chaque exploit qu’il accomplit car ses réalisations sont de l’ordre du rêve et de l’impossible. Marlow doit d’ailleurs convaincre son auditoire de la véracité des faits qu’il relate : “It’s true – I assure you; as true as I am sitting here talking about him in vain” (LJ 171).

Cette dernière phrase est remarquablement ironique, et ce pour deux raisons. La première est que Marlow a le sentiment de parler « en vain » et que ses paroles sont jetées au vent : nul ne peut comprendre l’histoire de Jim. Deuxièmement, il n’est pas vraiment en train de nous raconter cette histoire de vive voix et l’univers dépeint n’est que pure fiction. Double vanité donc, qui attire l’attention du lecteur sur le travail de l’écriture plus que sur la diégèse ornée de ses mensonges.

C’est précisément ce travail de l’écriture qui inscrit l’échec au cœur de toute action menée par Jim car l’épisode du Patna ne cesse de faire retour. De cette lutte qu’il vient d’engager avec les hommes de Sherif Ali, il ressort à la fois vainqueur et vaincu, se tenant immobile et muet, soumis au regard de l’autre. Car se dessine en même temps une évocation dissimulée de l’épisode du Patna : la torche est jetée à l’eau, rappelant le saut de Jim hors du bateau ; elle coule (“sank”) au contraire du Patna. Le sifflement vicieux et l’imperturbable lumière des étoiles renvoient au bruit sourd et mystérieux – “[a] faint noise as of thunder, of thunder infinitely remote, less than a sound, hardly more than a vibration” (LJ62) – qu’a entendu l’équipage et qui n’a ensuite donné lieu à rien d’autre qu’au calme et au silence.

Ce silence, dans Under Western Eyes , s’inscrit dans les dialogues eux-mêmes, contaminant la narration et la chronologie de l’histoire 933 . Ils permettent que les regards s’échangent, que les yeux parlent plutôt que la bouche. Ainsi, les paroles non-dites ou prononcées à un moment antérieur de l’histoire viennent faire obstacle à des énoncés qui se voudraient simples et univoques. Pareillement, la relation entre Razumov et Natalia est impossible car Haldin y est constamment présent. Toute relation narcissique à l’autre est inconcevable dans Under Western Eyes car Razumov est inévitablement divisé, que ce soit par sa relation à la duplicité du langage, par sa position d’espion, ou par le titre du roman qui rappelle que le protagoniste est sans cesse observé par un observateur étranger.

Son narcissisme le garde de tisser quelque lien que ce soit avec les personnes qui gravitent autour de lui. Il est foncièrement seul. Puisque l’image idéale de son moi chute avec l’entrée de Haldin dans son existence, il n’aura d’autre choix que d’accepter de se constituer lui-même comme sujet parlant. Cela contribue alors à donner une dimension tragique au personnage : la faute commise enraye tout le processus et l’on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait pu être la relation de Razumov et Natalia sans le fantôme de Haldin. D’une manière similaire à Jude, Razumov est confronté à un amour impossible, un amour synonyme de transgression, dans le cas échéant à cause du meurtre du frère.

Le tragique de l’histoire de Razumov est partiel, à l’image du destin des femmes dont nous avons parlées. Le protagoniste est donc à son tour, après Jude puis Jim, féminisé dans une certaine mesure. Il paraît bénéficier de la clémence de l’auteur qui lui épargne la mort. Cependant il est à jamais différent du commun des mortels, par sa surdité il est du côté du « pas-tout ». Et son existence devient emblème du tragique moderne car elle donne lieu à la naissance d’un style : celui de Razumov qui trouve sa voix comme l’auteur qui parvient à dire au risque de se dévoiler et de dire la vérité tout en faisant d’elle une fiction.

‘Razumov renonce, après les résistances que l’on sait, à la toute-puissance de l’imaginaire. Comme l’artiste, il résout la tentation de la psychose en acceptant le joug de la séparation [...] qu’impose le langage – séparation salvatrice, et ici duplication en régime de fiction du processus de distanciation propre à l’écriture 934 . ’

La voix de Razumov est donc un pas supplémentaire vers la découverte d’une écriture tragique renouvelée. La tragédie devient spectrale, le héros masculin dérive et se laisse entraîner sur l’autre rive du féminin. Le texte se donne à lire en tant que fruit d’une écriture aléatoire plutôt que normative, et le tragique s’inscrit dans chaque instant de la vie humaine.

Notes
917.

Paccaud-Huguet, “The Name-of-the-Father in Conrad’s Under Western Eyes ”, p. 206.

918.

Darras, p. 51.

919.

Conrad, Heart of Darkness , p. 225.

920.

Ibid., pp. 225-226.

921.

Ibid., p. 205.

922.

Alors qu’elle est elle-même réduite au statut d’objet, Jewel regarde Jim, celui qui est inéluctablement livré au regard des autres : “her big clear eyes would remain fastened on our lips, as though each pronounced word had a visible shape” (LJ 251). Jim est le “him” du discours ; le prénom de Jewel la présente comme le “you” du dialogue. Le mystère de la femme se situe dans la distinction indécidable entre sujet et objet.

923.

Voir supra, p. 270 (J 259).

924.

Il en va de même pour la fiancée de Kurtz qui n’est qu’un élément dans la liste de ses possessions : “You should have heard him say, “My ivory.” Oh yes, I heard him. “My Intended, my ivory, my station, my river, my – ” everything belonged to him.” (Conrad, Heart of Darkness , p. 206)

925.

Mais aussi : “Miss Haldin passed her hand over her forehead” (UWE 131).

926.

Jewel possède elle aussi des traits masculins : elle aide Jim à déjouer le piège tendu contre lui par les hommes de Sherif Ali ; elle prend en main les opérations durant l’absence de Jim lorsque Brown arrive au Patusan. “Furthermore, Marlow’s narrative presents her unmistakably with a few attributes of phallic power.” (Maisonnat, p. 47) L’un des ces attributs est la torche qu’elle tient toute droite pour permettre à Jim de voir ses agresseurs dans le passage cité un peu plus haut (LJ 266).

927.

Maisonnat, p. 49.

928.

“I suppose you think it is a story that you can imagine for yourselves. We have heard so many such stories, and the majority of us don’t believe them to be stories of love at all. For the most part we look upon them as stories of opportunities: episodes of passion at best, or perhaps only of youth and temptation, doomed to forgetfulness in the end, even if they pass through the reality of tenderness and regret. This view mostly is right , and perhaps in this case too… Yet I don’t know. To tell this story is by no means so easy as it should be – were the ordinary standpoint adequate.” (LJ 246). Jim a les mêmes difficultés à évoquer sa relation avec Jewel : “You know – no confounded nonsense about it – can’t tell you how much I owe to her – and so – you understand – I – exactly as if…” (LJ 248).

929.

Moutet, « Le Patusan de Lord Jim ou les liens mal tissés », p. 142.

930.

Voir supra, pp. 210-221.

931.

Voir supra, p. 220. Lacan, décrivant le contexte dans lequel est née la poésie courtoise, évoque le destin d’une femme forcée de quitter son mari pour en épouser un autre qui souhaite « l’avoir » afin de régner sur les terres dont elle héritera. (Lacan, « L’amour courtois en anamorphose, Séminaire VII, p. 177)

932.

Moutet, « Le Patusan de Lord Jim ou les liens mal tissés », p. 143.

933.

La disruption de la chronologie et de la narration vaut aussi pour Lord Jim bien sûr, mais dans Under Western Eyes il semble que le langage et plus exactement la parole en soient les instigateurs directs.

934.

Paccaud-Huguet, « Trahison, parole et vérité dans Under Western Eyes de Joseph Conrad », p. 410.