De Thomas Hardy à Joseph Conrad, l’écriture tragique se renouvelle et s’élabore à la fois. Le genre défini par Aristote est « revu » par Hardy pour être ensuite « corrigé » par Conrad qui en forge un style.Les diktats victoriens sont encore en place lorsque Hardy écrit Tess et ils condamnent l’héroïne à une mort certaine. Avec Jude , les fondements chancellent mais ils n’en demeurent pas moins tyranniques : c’est par des voies détournées que le protagoniste peut accéder à une destinée dont le tragique autorise que s’y inscrive une autre lecture du roman, grâce à laquelle Jude l’artiste entraîne dans son sillage des bribes d’une écriture renouvelée – les échos d’autres voix.
Le texte conradien résonne tout autant, sinon plus, d’une telle altérité, matérialisée cette fois par des voix étrangères car la doxa a désormais perdu de son emprise. Les valeurs occidentales sont remises en question par la position ambivalente du narrateur conradien. Tout système idéologique, qu’il appartienne ou non à l’Occident, est dépeint comme inévitablement destructeur – voire castrateur. Razumov est ainsi tourmenté par la dictature des autocrates et la violence révolutionnaire, mais il est aussi victime du regard indiscret du narrateur occidental.
La vision de Conrad vient border le vide et la lecture est synonyme de vertige, comme lorsque le narrataire se soumet au mouvement cinétique et aléatoire de la narration de Marlow dans Lord Jim .
‘« Dieu est mort » (Le Gai Savoir) : la célèbre formule suffit à définir le rapport essentiel de Nietzsche à la modernité, à la perception du vide des valeurs en Occident (le nihilisme), constat de la mort de Dieu, et la revendication d’une position radicalement critique – qui permet le constat 935 .’Un tel constat ne vaut pas pour Hardy qui, plutôt que de céder au nihilisme, décide de mettre un terme à sa carrière de romancier afin de dire autrement ses doutes et ses espoirs. Mais il est tout aussi important de moduler les termes de cette citation si l’on en vient à Conrad, car il résiste lui aussi au nihilisme.
Confronté au vide et à l’horreur, il tisse une toile faite de mots et de langages, de personnages et de lieux qui prennent vie – aussi artificielle et éphémère soit-elle – sous l’effet de la lecture. Le style conradien naît de cet équilibre entre le rien et l’écriture, entre la voix et la lettre – un équilibre qui s’apparente au sublime. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, la source de tout style qui surgit de l’entre-deux, à la frontière du symbolique et du réel, en ce point de friction qui unit et sépare à la fois le sens et le non-sens.
Simplement le réel perce un peu plus chez Conrad que chez Hardy. Ce dernier s’attache à la tragédie de manière plus formelle. L’expression du tragique passe avant tout par l’application des règles du genre qu’est la tragédie. Au contraire, Conrad désintègre la forme pour faire du tragique une des modalités d’expression de la modernité et suggère que toute modernité est tragique, écartelée entre passé et présent, entre mémoire et oubli, à l’image du personnage de Jim.
Jeannette King a démontré le tour de main réalisé par les écrivains au dix-neuvième siècle qui ont su adapter la tragédie au roman en ayant recours à une manipulation de la norme. Bien entendu, le modèle tragique a sans cesse dû être modifié, à commencer par Sophocle et Euripide, en passant par Shakespeare et Racine : chaque auteur a contribué à façonner la tragédie. Avec les romanciers tels que Hardy, puis plus radicalement encore avec Conrad, elle perd de sa rigidité. Lord Jim et Under Western Eyes témoignent d’un tragique évanescent, qui s’écrit en filigrane. Nulle catharsis ou némésis ne s’y manifeste mais le lecteur peut y détecter des fragments de tragédie classique, des réminiscences de la norme. La tragédie se fait spectralité dans le texte. Elle est une des voix de ces romans et elle s’y inscrit d’une façon similaire à l’oralité que Marlow revendique dans sa narration :
‘Paradoxically, then, his voice is produced by the written enunciation of the tale, it is not its source but its production on the mode of absence and evanescence. The return of Marlow’s voice in the text thus occurs on the mode of spectrality since, like a ghost it is thereand not there at the same time, or to put it more bluntly, it haunts the text as a sort of lost origin 936 . ’La modernité conradienne apparaît alors comme la mémoire oublieuse de la tragédie, qui est perceptible dans le texte sans qu’on puisse dire où précisément. Elle flotte dans la narration à la manière de la voix insaisissable de Marlow, du Patna qui menace de sombrer, ou du fantôme de Haldin qui échappe au regard aussitôt qu’il surgit. Le texte conradien s’inscrit dans un mouvement de la littérature qui,
‘depuis le tournant de la Modernité, semble vouée à chercher les modes d’inscription d’une présence qui se fuit dans sa trace écrite, vouée à interroger la singulière dynamique d’une unité plurielle, d’une pluralité qui défait toute unité pour un sujet tramé de voix – puisque ce mot a, par bonheur, la même forme au singulier et au pluriel 937 .’La tragédie est du côté de la lettre et de la loi. Elle régit les textes selon ses normes propres et se soutient de valeurs morales qu’Aristote a su définir au sujet, par exemple, du héros qui doit pouvoir susciter la pitié chez les spectateurs ou de l’action qui doit être noble. La tragédie se place dans ce cas sur le versant des conventions, de l’ordre phallique et de ce qui relève de l’idéologie dominante, telle celle défendue par les victoriens et notamment l’impérialisme.
Hardy et Conrad s’attachent alors à trouver la faille dans cet édifice conceptuel. La tragédie va y renaître sous les espèces du tragique. Les modes d’écriture sont alors la voix qui échappe au pouvoir pétrifiant de la lettre et le regard qui creuse le champ de la vision. Le paradoxe de la tragédie dans la modernité est semblable à ce que Claude Maisonnat appelle « le paradoxe de la lettre ».
‘The paradox of the written letter is that while it leaves a visible trace that can be a form of memory, it also makes for the condition of forgetfulness of everything that escaped language, narration and representation 938 .’La voix de Marlow n’est qu’une réalité virtuelle dans l’œuvre et il en est de même pour le tragique. Mais, abandonnant un peu plus la forme, Conrad s’approche du tragique en tant que réalité humaine et subjective, et non plus comme convention littéraire. Parce que le regard et la voix donnent lieu au silence – celui de Natalia face à Razumov, de Jim devant Doramin, et du sourire de Jude – et à la représentation impossible d’une réalité spectrale, le style tragique peut supplanter le genre :
‘Si la tragédie disparaît en effet comme genre spécifique à partir de l’époque romantique, si elle a déserté l’époque moderne comme le suggère George Steiner dans La Mort de la tragédie, il n’en reste pas moins vrai que, par un effet d’aller-retour, le tragique lui se glisse dans chacune des formes disponibles. Il contamine tous les genres [...]. Le récit moderne est lié au tragique en son fondement 939 .’Conrad va plus avant dans cette aventure de la modernité, mais Hardy doit être reconnu comme précurseur. Il ouvre le roman anglais à une perspective de remise en cause de l’idéologie « bourgeoise » (middle-class) qui avait jusque-là favorisée son essor. Jude semble connaître le mal de vivre d’Emma Bovary, dont l’histoire fit scandale quelques années plus tôt en France. Las d’aller à contre-courant Hardy choisit alors la poésie dont le mode d’expression autorise une audace plus grande que la fiction.
L’audace de Conrad sera de malmener la forme romanesque et d’en écorner la surface sous l’effet de sa plume. Mais pour l’un comme pour l’autre, l’écriture est vitale car elle les sauve de leur angoisse et de leurs doutes. La lettre fait barrage à l’indicible et à l’interdit qui parviennent cependant à se dire au travers de la voix et du regard, vecteurs du tragique. Comme Marlow dans Lord Jim , l’écrivain voit ce qui se cache de l’autre côté du miroir mais ne sombre pas dans cet abîme :
‘If the monstrous Gorgon provides an adequate metaphor of the death drive that fascinates Jim, as his tragic status bears witness, Marlow is not fascinated by her, owing to the interposition of the mirror of the text which deflects her lethal gaze 940 .’Le texte n’est plus seulement le miroir du réalisme où se reflèterait le monde. Il est aussi un écran qui renvoie l’image spectrale d’une réalité qu’on devine au-delà des semblants et qui protège de ce qui, du réel, ne saurait se dire ou se montrer au risque de détruire celui qui entend ou qui voit.
Thomas Hardy et Joseph Conrad, presque contemporains, offrent deux horizons littéraires tout à la fois très différents et singulièrement proches. C’est là le mystère du style, qui fait vibrer la lettre, vivre des êtres de papier, et résonner des sons que personne n’émet. C’est là aussi ce qui fait entrer l’auteur de Tess of the D’Urbervilles et de Jude the Obscure, aux côtés de l’auteur de Lord Jim et Under Western Eyes , dans le vingtième siècle et la modernité.
Nouss, p. 61.
Maisonnat, p. 73.
Rabaté, p. 7.
Ibid., p. 76.
Rabaté, p. 211.
Maisonnat, p. 96.