Choix de l’objet

En conformité avec la science contemporaine, l’histoire des sciences ne présente pas elle-même une méthodologie unique et se déploie selon plusieurs points de vue. Elle peut être écrite par des historiens, des philosophes ou des sociologues. Toutefois, après avoir été fortement philosophique et conceptuelle, l’histoire des sciences, même quand elle est écrite par des philosophes, tend à devenir aujourd’hui plus historienne. Sous l’impulsion de l’Ecole des Annales comme des Social studies, mais sans négliger les options philosophiques et épistémologiques que toute pratique scientifique draine avec elle, cette histoire étudie davantage la science comme une pratique sociale parmi d’autres, enracinée dans un contexte matériel et insérée dans des rapports économiques et sociaux. Cette approche, intégrative, devient dès lors plus complexe. Elle commande qu’on prenne conscience des diverses dimensions que ce phénomène social présente. On ne peut plus prétendre rendre compte de l’évolution de la totalité d’une pratique scientifique dans chacun de ses aspects, en même temps, et sous le regard d’une unique problématique. Il nous faut faire des choix. Cependant, et il est important de le noter, il n’est pas nécessaire de se cantonner à une seule de ces dimensions que les historiens nous ont progressivement appris à voir, qu’elle soit technique, technologique, philosophique, conceptuelle, sociologique ou institutionnelle. Le choix que l’on doit faire peut en effet procéder d’une thématisation transversale et pluridimensionnelle qui présente l’avantage de conserver leur épaisseur aux faits historiques. On peut ainsi croiser ces divers aspects, en rendre compte simultanément au cours du temps, mais à condition de restreindre l’étendue de l’objet qui oriente notre enquête historique.

Pour dire très schématiquement les choses, il est possible en effet de considérer que l’historien des sciences et des techniques a aujourd’hui le choix entre au moins huit orientations pour diriger ses recherches et circonscrire son propos. Il peut se laisser orienter prioritairement par le devenir d’un objet d’étude (ex : la lumière, le son, la neurotransmission), d’un instrument (ex : le baromètre, la pompe à air), d’un objet technique ou d’une technologie (ex : la machine à vapeur, l’informatique), d’un concept ou d’une théorie (ex : l’allométrie, la physique quantique), d’une discipline (ex : les sciences de la vie, la biologie moléculaire), d’une pratique technique et/ou cognitive (ex : l’écriture, la mémorisation, le calcul), d’une institution (ex : le CNRS, l’INRA) ou enfin d’une personne (ex : Marie Curie, Albert Einstein). Il peut bien sûr coupler deux ou trois de ces orientations (ex : l’informatique au CNRS), mais guère plus. Pour notre part, nous avons choisi de rendre compte des traitements formels de la forme de la plante individuelle. Nous nous sommes donc orienté selon un « objet d’étude » : la forme de la plante et ses approches mathématisées ou, plus largement, formalisées. Nous appellerons ici formalisme, ou formalisation, tout type de traduction graphique, symbolique, mathématique ou informatique qui permette ensuite une manipulation opératoire de cette seule forme, indépendamment de ce qu’elle traduit et par quelque sorte de calcul que ce soit. Moyennant cette précision préalable, pour quelles raisons avons-nous décidé de nous pencher plus particulièrement sur cet objet d’étude scientifique « formalisation de la forme des plantes » ?

La première et principale raison qui a présidé à notre choix vient du résultat d’une première série de sondages effectués au début de nos recherches. Nous nous étions alors fixé l’objectif assez large de travailler sur l’évolution des méthodes de modélisation et de simulation dans les sciences de la vie et de l’environnement face à l’émergence de l’ordinateur. Ayant dépouillé les livraisons récentes (1995) de la Revue d’Ecologie comme de la Revue Forestière Française portant sur le thème de la modélisation ainsi que les actes complets du colloque CNRS - Tendances Nouvelles en Modélisation pour l’Environnement de janvier 1996(et non seulement la sélection des interventions qui a été publiée), nous n’avons pu que constater, à côté de l’habituelle dispersion des thématiques proposées, l’indication réitérée d’un début de convergence de différentes problématiques (de foresterie, arboriculture, agronomie, botanique ou écophysiologie) autour des techniques de simulation individu-centrées de l’architecture des arbres et de la plante en général. Certains des auteurs concernés parlaient même d’« expérimentations agronomiques virtuelles ». De surcroît, au vu des bibliographies, cette convergence indiquait sans ambiguïté une source unique dans une série de travaux ayant pris leur essor dans des institutions de recherche françaises comme le CIRAD et l’INRA. Enfin, d’autres sondages effectués dans des revues plus internationales et de langue anglaise nous montraient que l’emphase sur les travaux de cette équipe française n’était pas le seul effet d’un chauvinisme excessif. Ils étaient bel et bien relayés partout dans le monde, en particulier au Canada, en Allemagne et en Finlande. Ils tendaient même à devenir une sorte de référence ou de standard, au sens conceptuel comme au sens logiciel de ce dernier terme. En cette fin des années 1990, il se passait donc indéniablement quelque chose dans les méthodes de modélisation environnementale et dont la France était de plus un théâtre privilégié. Comme nous avions le projet d’interroger des acteurs, la commodité de les avoir présents sur le sol français et la plus grande accessibilité (supposée !) des documents nous a donc rapidement confirmé dans l’idée d’opter pour cette étude de cas. Face à notre problématique, la question devenait celle-ci : comment en est-on arrivé à dire que l’on pouvait faire des « expérimentations agronomiques virtuelles » ? Comment cette école de simulation architecturale de la plante avait-elle pu voir le jour ? Qu’est-ce qui, dans les techniques informatiques récentes, a modifié suffisamment la donne pour que se fédèrent nouvellement certaines disciplines naguère dispersées ?

La deuxième raison qui nous a fait porter notre choix sur le devenir des formalisations de la forme des plantes vient du fait qu’il nous est rapidement apparu que son histoire était à la fois ancienne, riche, de souffle assez long et encombrée de tentatives avortées. Le caractère de prime abord très peu anarchique de la forme de la plante et le fait qu’elle semble révéler une systématicité ou une harmonie ont pourtant très tôt suscité des tentatives de représentations stylisées voire d’authentiques formalisations mathématiques, notamment pour sa phyllotaxie (arrangement mutuel des feuilles). Mais si certains caractères morphologiques pouvaient être rapidement stylisés et mesurés, les outils mathématiques développés essentiellement en mécanique et en physique se révélèrent inaptes à rendre compte de la morphogenèse dans sa totalité et dans sa dynamique, tout au moins jusque dans les années 1970. A priori, il y avait donc là matière à saisir, de façon ralentie et sans doute avantageusement grossie pour l’œil de l’historien, les débats complexes sur la mathématisation ou la représentation formalisée des phénomènes qui y répugnent, comme c’est souvent le cas dans une science que l’on peut dire non-exacte, telle que la biologie. Notons tout de suite ici que cette expression « non-exacte » qualifiera pour nous les sciences de la vie et de l’homme, en général, dans la mesure où elles ont spécifiquement affaire à une variabilité apparemment irréductible, donc à des aléas, mais aussi à une hétérogénété intrinsèque forte, comme à une complexité inédite dans les changements d’échelle, cela par contraste avec la mécanique rationnelle, par exemple.

De plus, cette histoire particulière, d’abord lente, patiente, multiforme et colorée, semblait bien avoir connu récemment, c’est-à-dire dans la période contemporaine qui nous intéresse, une accélération inédite grâce au développement de la simulation sur ordinateur. La simulation numérique issue de la physique nucléaire et qui, entre-temps, tendait à devenir simulation informatique (simulation plus « réaliste » autorisée par l’assouplissement considérable et le caractère plus intuitif des langages informatiques) semblait progressivement, et pour la première fois, rassembler les suffrages et unifier les modélisateurs du végétal autour d’une méthode, non sans heurts, il est vrai. Là plus qu’ailleurs sans doute, nous avions donc des chances de découvrir quelque chose comme une mutation raisonnablement avérée dans les pratiques contemporaines de modélisation, cela en lien avec notre problématique générale.

La quatrième raison est la relative stabilité de cet objet d’étude et donc la possibilité de s’orienter véritablement par rapport à lui, d’en faire un fil directeur, un critère pour l’enquête et les choix de documents. À cette condition, l’enquête historique suivie devient réalisable en effet. Alors qu’il est en revanche presque impossible de faire une histoire des formalisations de l’objet d’étude « atome » dans la physique contemporaine sans évoquer en même temps le caractère problématique de son abord, de son existence même, et donc la nécessaire dialectique entre les différentes évolutions des instruments, des modèles et des théories, dans le cas de cet objet macroscopique qu’est la forme de la plante en revanche, ce que l’on vise à travers lui garde une certaine stabilité car une certaine réalité, au sens du réalisme naïf. Il serait par exemple plus incongru de parler ici d’une construction sociale de la plante alors que cela conviendrait mieux peut-être pour l’atome. Même si on ne la perçoit pas de la même façon, même si on ne lui donne peut-être jamais le même sens, la forme de la plante reste une réalité à laquelle on peut toujours faire immédiatement face (c’est-à-dire sans instrument) et ce de manière stable du point de vue diachronique.

Le choix de focaliser notre attention sur cet « objet d’étude scientifique » au cours du 20ème siècle ne nous dispensait pourtant pas de prendre en compte le fait que sa résistance persistante à la formalisation a imposé des dialogues interdisciplinaires permanents puisque, résistant aux assauts des théories et des modèles de diverses natures, il est demeuré aux frontières entre physique, biologie, mathématiques et informatique. Notre enquête porte donc sur un sous-secteur de la science mal défini dans ses limites (la modélisation de la croissance et de la forme des plantes) car manquant de cohérence par rapport aux autres disciplines mieux constituées, bien que, pour certains chercheurs, cette discipline soit justement aujourd’hui en voie de constitution. Cette interdisciplinarité de notre champ d’étude n’est pas la moindre des difficultés que nous avons rencontrées. Une telle incohérence et une telle dispersion risquaient de rejaillir sur l’intrigue historique elle-même si nous n’avions donc pris le soin de nous orienter selon l’objet.

Une autre difficulté tenait à notre choix de suivre le devenir d’un objet d’étude jusqu’aux années les plus contemporaines. Or, cette histoire n’est pas finie pour nous qui prenons le risque de commencer à l’écrire dès aujourd’hui. Cette objection est forte. Car nous sommes en face d’une séquence de faits et d’événements dont on ne peut être certain a priori de pouvoir saisir la trame globale ou le sens général. Il nous est ainsi impossible de décider dès maintenant quelles seront les techniques qui seront encore approuvées et pratiquées dans les prochaines années. Nous répondons cependant que cette difficulté reste grande si l’on prétend saisir déjà l’enveloppe externe, la forme générale et sensée de tout un mouvement de mutation à l’œuvre dans une séquence de l’histoire des sciences et des idées. Or, notre ambition a été plus modeste. Fils de notre temps, nous même, il ne nous a pas été si difficile de faire l’hypothèse méthodologique que nous ignorions a priori où le présent nous mène. Nous nous sommes donc simplement astreint à rapporter une allure, un mouvement tel que l’on peut le ressentir de l’intérieur, sa différentielle en quelque sorte. Or, il y a un fait de mutation incontestable, nous l’avons dit : « Quelque chose se passe dans la modélisation des plantes. » Et on peut d’ores et déjà le ressentir par l’effort d’une histoire interne comme d’une histoire institutionnelle, notamment avec des faits comme le regroupement précipité, précoce et non forcé de différentes équipes de recherche autour d’une Unité Mixte de Recherche désormais polycéphale. Percevoir et donner à percevoir, dès aujourd’hui, un mouvement ou une tendance n’est donc pas ambitionner de proposer d’emblée une téléologie. Dans le cas de notre objet d’étude, donner le sens du présent par rapport au passé et non en vue du futur nous a ainsi semblé possible. Et donner à percevoir comment l’on se meut aujourd’hui n’est pas encore promettre de donner à voir où l’on va.

Toutefois, il se pourrait a priori que le cas des plantes soit exemplaire pour le futur très prochain d’autres champs de la science. Au vu des premiers sondages que nous avons effectués par ailleurs, notamment dans ces autres sciences dites non-exactes que sont les sciences humaines, la modélisation des plantes semble être entrée, une des premières, dans l’ère des convergences alors que bien d’autres champs en restent à la dispersion des méthodes. Mais quant à cette exemplarité supposée, il ne sera en fait rien décidé dans cette étude. Le travail à fournir pour la vérifier en excédait tout simplement le cadre.