Le type d’approche

Le choix de l’objet et de la thématique étant justifié, qu’est-ce qui a déterminé l’esprit de notre approche ? Comme l’indique notre problématique générale, nous avons voulu suivre un destin particulier des formalisations dans les sciences non-exactes afin de mesurer ce que l’ordinateur y a réellement apporté et afin de tester notre hypothèse d’une convergence inédite autour de la simulation informatique. Notre travail s’inscrit donc d’abord dans une perspective d’histoire des sciences et des techniques. Nous y serons ainsi particulièrement sensible à l’évolution des concepts et des techniques informatiques comme à celle de certains concepts mathématiques dans leur rapport d’application à la forme et à la croissance des plantes. À cette fin, nous tenterons d’établir assez précisément la nature des différents domaines et des différentes problématiques scientifiques concernés et leur évolution. Nous serons plus particulièrement vigilant à l’égard des filiations intellectuelles, des ruptures, des novations et des oppositions. En restant attentif à toutes ces dimensions, nous observerons de près l’état du domaine peu avant, pendant et peu après l’émergence de l’ordinateur, c’est-à-dire jusqu’à nos jours (2003). Pour chaque épisode, nous nous interrogerons sur la nature de la formalisation adoptée, ou construite pour l’occasion, et sur le rôle épistémique que les auteurs lui donnent. Ainsi, nous tâcherons d'élucider, dans leur contexte, le rôle joué par les mathématiques ainsi que le statut conféré aux lois formelles puis aux modèles, à partir du moment où ces derniers commenceront à être acceptés comme tels. Enfin, nous mettrons à chaque fois en lumière le rôle précis conféré à l’ordinateur s’il y a lieu.

Nous entendons ici par « rôle épistémique » ce que le scientifique déclare explicitement au sujet de ce que telle approche ou telle technique ou tel instrument lui apporte précisément en matière de connaissance. Cela désigne la nature précise et assumée d’une source de connaissance telle que le scientifique la vit et la conçoit consciemment, par contraste avec la nature d’autres sources de connaissances qu’il connaît et maîtrise aussi. Ce peut être par exemple des « arguments » qualifiés par lui de « théoriques », des « calculs » ou des « données expérimentales ». C’est donc sa compétence technique sur la nature et la valeur relatives des sources de savoir dont il dispose. En ce sens, le rôle épistémique d’une source de savoir est à distinguer de l’épistémologie générale du scientifique qui, elle, peut être vécue implicitement et de manière non revendiquée. La reconnaissance d’une épistémologie nécessite une approche plus compréhensive, accès sur les idéaux-types que l’auteur met en œuvre de manière plus indirecte et souterraine. Néanmoins, elle reste parfois très accessible. La reconnaissance du rôle épistémique d’une technique, pour un scientifique donné, nécessite en revanche une explication fine de ses méthodologies explicites, comme des usages qu’il fait de ses outils, formels ou matériels, ou de ses instruments. Elle touche aux pratiques effectives et conscientes de l’acteur.

Cette approche mixte, à la fois explicative et compréhensive, nous semble nécessaire car c’est un fait que l’histoire de ces formalismes, tout au moins à ses débuts, reste surtout celle de conceptions théoriques et ne rencontrant pour ainsi dire jamais le verdict de l’expérience contrôlée. Ne nous le cachons pas plus longtemps : beaucoup des formalismes dont il sera question ici sont restés longtemps de pures spéculations dont il est difficile de comprendre l’émergence en leur temps si on ne la rapporte à tout un contexte d’histoire des idées, plutôt qu’aux seuls contextes technique, institutionnel, sociologique ou pragmatique. Nous avons le plus souvent affaire à des chercheurs isolés qui essaient des formalisations, mais sans grand succès et sans lendemains immédiats. Les réseaux institutionnels auxquels nous a habitué la science physique contemporaine, autour de ses grands instruments notamment, n’ont donc pas tant de prise dans le cas qui nous intéresse. Comme jadis dans le berceau de la science physique classique, ce sont alors les motivations philosophiques, voire ontologiques, qui prennent de nouveau le pas. Nous n’avons donc pas cru devoir nous passer d’un recours à une approche conjointe d’histoire des idées et d’histoire de la philosophie quand le besoin s’en faisait sentir, cela d’autant plus que nombre de ces scientifiques nous y engageaient d’eux-mêmes à travers leurs écrits, leurs arguments et leurs bibliographies. Bien souvent, des épistémologies ou des formalismes sont préférés d’abord au nom d’options philosophiques ou ontologiques indirectement repérables, voire explicitement avouées. De par la nature même de l’objet qui la concerne, notre étude doit donc aussi adopter la perspective d’une histoire intellectuelle sans que trop d’importance, ni même une quelconque priorité de principe lui soient pour autant définitivement données.

Car il est aussi un fait que, par la suite, au cours de la période que nous étudions, cet enracinement dans des options ontologiques ou épistémologiques sera bien moins décisif pour l’évolution des méthodes, des pratiques et des concepts. Dès lors que les formalismes se pratiquent, que la nature y répond d’une manière contrôlable, que les hommes et leurs activités se fédèrent autour, les options épistémologiques sont bien souvent mises à mal. Elles passent au second plan. Ce qui démontre que les motivations philosophiques sont bien loin d’être toujours déterminantes, si elles le sont parfois, en histoire des sciences. Au cours de notre période, nous serons donc amené à entrelacer différemment les rôles respectifs des spéculations et des conceptions techniques et technologiques : il se révèle que leur rôle n’est pas fixé une fois pour toutes et indépendamment de l’état d’avancement des conceptions et des pratiques de notre objet d’étude.

Faut-il donc changer de méthode d’exposition chaque fois que nous observons une légère mutation et que nous changeons d’époque ? La cohérence et l’unité de notre approche en seraient vite menacées. Il est en fait possible d’éviter ce cercle vicieux qui nous guette : l’objet historique déterminant une méthode qui elle-même déterminerait une attention à un objet historique. Si l’on se fie à une lecture serrée des documents, on s’aperçoit très vite que le modèle quitte la spéculation et entre dans un régime de légitimation différent à partir du moment où il est calibré, puis qu’il entre dans un autre régime encore à partir du moment où il est couramment utilisé. Même alors, dans ce cas, il reste intéressant de se pencher sur les motivations épistémologiques résiduelles et proclamées des acteurs, dès lors qu’elle sont devenues non plus certes des motivations réelles, mais bien plutôt des rationalisations a posteriori. Cela indique autant de distorsions révélatrices entre les conceptions et les pratiques. Nous ne donnerons ici qu’un exemple parmi d’autres : tel scientifique croit encore rechercher ce qu’il appelle des « lois de la nature » alors qu’en pratique, il contribue d’abord à l’émiettement de ce genre de représentations.

Pour le dire donc en un mot, même si notre objet d’étude reste assez formel (puisqu’il est d’abord conceptuel, scriptural, graphique ou symbolique avant de devenir logiciel), nous ne nous sommes pas cantonné à une pure histoire intellectuelle, mais plutôt à une histoire autant que possible intégrative où les évolutions technologiques et institutionnelles ont aussi toute leur place. Cela est d’autant plus vrai que cette histoire des formalisations interfère profondément avec celle des technologies informatiques, et en particulier avec celle des périphériques graphiques. Ces techniques nouvelles et coûteuses nécessitent en effet toujours plus de moyens et donc plus de soutien institutionnel.

Comme nous l’avons expliqué, l’accroissement du rôle des institutions et des réseaux d’acteurs au détriment des motivations purement spéculatives sera à prendre en compte au cours même de notre exposé des faits. Conformément à l’évolution de l’objet, cela en modifiera quelque peu la nature. Les deux premières grandes époques que nous avons discernées seront ainsi le théâtre de tentatives toutes personnelles et donc assez isolées. Dès lors, l’accent sera d’abord mis sur une approche de l’objet par des biographies intellectuelles et par l’analyse de filiations de loin en loin. Notre histoire s’apparentera là davantage à un récit d’épisodes marquants. Mais à partir du moment où la formalisation de la forme de la plante au moyen de l’ordinateur sera réellement applicable en champ, elle sera appelée à s’insérer dans un réseau d’intérêts bien plus serrés. Alors, pour cette troisième et dernière grande époque, il nous faudra considérer la mise en place d’un réseau d’acteurs comme d’un ensemble institutionnalisé de production de pratiques et de savoirs.

Or, c’est là que nous avons dû cibler davantage la catégorie des acteurs auxquels nous voulions nous référer. Si convergence il y a, pourrait-on nous objecter, il devait pourtant être possible de raconter cette histoire en partant de n’importe laquelle des différentes écoles de modélisation entre-temps constituées et réparties à travers le monde depuis les années 1980. Il aurait été peut-être même préférable de prendre du recul, d’en rapporter de front les différentes évolutions dans les grandes lignes, cela de manière plus impressionniste et donc moins axée sur les biographies d’acteurs, pour les voir ensuite converger l’une vers l’autre devant une problématique commune qu’elles auraient par exemple affrontée de manière contemporaine. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Si cette problématique commune existe bien (rendre les modèles enfin applicables sur le terrain : passer de la théorie à la pratique), les différentes écoles de simulation et de modélisation ne l’ont pas affrontée aux mêmes époques. Et il s’avère bien, à ce sujet précis, que la convergence n’est pas parfaitement symétrique. Comme nous le supposions au vu des premiers sondages, les publications les plus récentes (2004) confirment plus que jamais le fait que la plupart des écoles de modélisation de la forme et de la croissance de la plante, quels que soient leurs objectifs (botaniques, environnementaux, agronomiques,…) convergent aujourd’hui vers des concepts et des techniques inaugurés par l’école française de simulation de l’architecture des plantes dès les années 1970. Même si nous nous sentions dès lors un peu gêné d’être dans l’obligation de raconter une « histoire à succès », et donc une histoire un peu trop tirée par le présent, cela nous confirmait en tout cas dans notre présomption que les choses les plus décisives s’étaient produites autour du laboratoire français du CIRAD. Mais, comme l’histoire même de ce laboratoire n’est pas dépourvue de déceptions voire d’échecs, et que, de surcroît, il s’est assez tôt lié de façon pragmatique et opportuniste à un grand nombre de collaborateurs de toute discipline, étudier plus spécifiquement les travaux de ce laboratoire ne devait pas nous condamner à nous enfermer ou à ignorer les autres approches. Cela a donc été notre choix pour cette dernière époque.

L’esprit de notre projet étant précisé, attachons-nous maintenant à la nature des sources que nous avons mobilisées et interrogées pour les faire servir à cette fin.