Les sources primaires

Quels ont été les critères de contenu pour la sélection des sources ? Au vu de la définition de l’objet et de l’approche que nous voulions adopter, notre choix ne s’est pas fait par hasard. Tout d’abord, dans les dépouillements de documents auxquels nous nous sommes livré, nous nous sommes astreint en priorité à sélectionner les travaux portant sur la modélisation ou la simulation de la forme des plantes, que ce soit la plante en ses parties ou en totalité. Ainsi, nous n’avons pas retenu les travaux de mathématisation qui se penchaient uniquement sur la physiologie ou sur le fonctionnement de la plante. La forme seule nous intéressait. Pourtant, nous n’avons pas cru bon de négliger certains travaux voisins quand il se révélait, à travers les bibliographies et les influences avérées, qu’ils avaient eux aussi joué un rôle. Dans cette perspective élargie, les travaux que nous avons choisis sont tous reliés entre eux, et, en dernière analyse, ils sont reliés à une problématique de modélisation de la forme. Ces liens entre travaux peuvent être de quatre types différents : ils sont liés soit parce qu’ils sont les produits des mêmes acteurs (hommes ou laboratoires), soit parce qu’ils entretiennent entre eux des liens d’influence, de filiation ou d’opposition, soit parce qu’ils concernent une même approche du même objet (la forme et la croissance des plantes), soit parce qu’ils utilisent la même technique de modélisation sur des objets différents mais analogues (formes ramifiées…). Notons que cette méthode souple ne nous a pas cependant obligé à la pure association libre. Il ne s’agissait pas d’une méthode de recherche en rhizome qui se rendrait incapable d’offrir un, voire des fils directeurs : comme nous le supposions, « l’objet d’étude », en l’occurrence ici la forme de la plante, s’est bien révélé appartenir à une histoire de plus longue durée, malgré le fait que sa définition a pu varier sensiblement à l’échelle de quelques décennies, mais sans toutefois se modifier tout à fait, à la différence des laboratoires, des acteurs, des approches et des techniques. C’est la raison pour laquelle les sources que nous avons exhumées conformément au critère simple de l’objet d’étude « forme de la plante » ont pu, comme nous nous y attendions, conserver une unité de ton si ce n’est une unité d’inspiration.

Quels types de sources étaient alors disponibles ? D’abord des sources écrites. Les sources écrites les plus nombreuses et les plus accessibles étaient les articles publiés, les revues, les monographies, les thèses, les actes de colloque, mais aussi les sites Internet accrédités par des institutions académiques, ainsi que leurs publications en ligne. Ce matériau des publications a été de loin le plus précieux et celui qui a servi le plus systématiquement à nos objectifs. On nous objectera cependant plusieurs points.

Tout d’abord, en histoire des sciences, il faut distinguer le contexte de découverte du contexte de justification, en l’espèce ici le contexte de conception du formalisme de son contexte d’exposition. Il faudrait donc ne pas se fier tout uniment aux publications. Cette distinction nous paraît valable en effet. Et il serait toujours bon de recouper une information ou une interprétation avec d’autres sources, émanant d’une autre personne par exemple, ou même avec des sources d’une autre nature comme un entretien oral. C’est la raison pour laquelle, lorsque cela était possible, nous nous sommes astreint à l’une ou l’autre de ces contraintes (voir plus bas pour les sources orales). Mais lorsque cette possibilité ne se présentait pas (pour cause de décès de l’auteur par exemple), nous nous sommes aperçu que le fait d’être suffisamment pugnace pour disposer de la grande majorité (ou d’un spectre « suffisamment » représentatif) des publications d’un même auteur tout au long de sa vie offrait déjà maintes possibilités de rectifications internes. La manière dont ce dernier présente ses idées évolue en fonction de son âge, de ses positions institutionnelle, intellectuelle, académique et sociologique. À maintes reprises, ce sont les publications tardives (20 ou 30 ans plus tard) qui révèlent sur un mode parfois descriptif, parce qu’alors psychologiquement ou sociologiquement désinvesti, ce qui manque à l’historien pour l’intelligibilité d’une période antérieure. Il nous a donc été profitable de naviguer au cœur de quelques grandes œuvres (grandes par le volume au moins !) en faisant l’hypothèse que certains indices, même ténus, pouvaient nous révéler ce que nous cherchions. Et rares furent les situations où nous ne fûmes pas récompensé. Il s’agissait notamment de cas de mort prématurée ou de disparition du monde de la recherche et des publications. Deux auteurs seulement sur la trentaine de ceux qui nous ont plus particulièrement intéressé tombaient dans l’un ou l’autre de ces deux cas de figure (W . R. Stahl et D. L. Cohn). À lire certaines œuvres toutefois (celles de chercheurs plus isolés et à faibles interactions), on ne peut échapper au sentiment qu’y persiste une forme de voile qui biaise durablement la présentation des travaux et des réelles motivations. Dans ce cas-là, l’analyse de certaines des controverses auxquelles ces œuvres ont été mêlées devient très précieuse. Elle peut grandement aider l’historien à dévoiler plus crûment les motivations des uns et des autres.

Moyennant ces considérations de méthode, précisons maintenant ce que nous appelons une « lecture attentive ». Elle consiste en une lecture patiente et à l’affût de tous les indices qui peuvent servir à situer le lieu intellectuel d’où parle l’auteur : expressions, tournures de phrases, choix des représentations graphiques, choix du nom des variables mathématiques… Avec cet indice du nom des variables par exemple, il nous est apparu qu’un certain auteur recopiait tout bonnement un passage tiré d’un texte de sa bibliographie, sans qu’il le précise explicitement dans l’article. L’attention aux remerciements accompagnant les publications est tout aussi capitale, même s’ils sont calculés et manquent souvent de sincérité et de fidélité eu égard à la situation concrète réelle de l’auteur. Mais ce sont surtout les bibliographies, bien entendu, qui sont des sources majeures d’informations. Une analyse et une remontée dans le temps au moyen d’une lecture assidue des textes cités en bibliographie est bien le minimum que l’on puisse faire, même si le caractère exponentiel de cet exercice d’intertextualité oblige à se fixer des limites raisonnables de temps et d’extension. Pour notre part, nous devions nous limiter de façon sensée. Outre le fait que l’on finit tout de même par retomber souvent (mais pas toujours) sur les mêmes références initiales, de manière à focaliser notre attention plus efficacement dans le cadre circonscrit par notre problématique, nous nous sommes arrêté, pour cette remontée dans le temps, aux périodes qui correspondaient au début de la modélisation mathématique dans les sciences du vivant, c’est-à-dire aux trois décennies qui précèdent justement l’émergence de l’ordinateur. Par ailleurs et enfin, une réflexion sur l’évolution de ces bibliographies chez un même auteur, dans ses différents articles, peut être très instructive. L’ensemble de ces différents types d’analyse du document scientifique constitue donc ce que nous appelons une lecture attentive.

Nous avons eu l’occasion de tester empiriquement la valeur de cette méthode d’analyse interne puisque, au début de notre recherche, nous avons d’abord volontairement retardé les rencontres avec les acteurs vivants de manière à ne pas être directement influencé par eux dans notre approche historique interprétative. Et c’est ensuite, lors de ces rencontres, qu’il nous a été donné de vérifier après coup et à plusieurs reprises le bien-fondé de ce que nous supposions à partir des seules analyses de texte scrupuleuses. À d’autres reprises cependant, certaines supputations ne se sont pas vérifiées : notamment lorsque d’autres documents étaient découverts et mettaient à mal l’hypothèse d’une filiation intellectuelle par exemple. Quand certains points factuels ou d’interprétation apparaissaient décisifs et pouvaient changer considérablement la perspective que nous devions avoir sur le passé, nous nous sommes donc astreint à ne conserver que ce qui avait été recoupé au moins une fois, par d’autres sources.

Enfin, à côté de ces rapprochements internes occasionnés par le contenu des bibliographies, nous avons procédé à plusieurs dépouillements systématiques de revues dont Ecological Modeling, la Revue Forestière Française, la revue Natures, Sciences, Sociétés, la revue Simulation (devenue Modeling & Simulation en 2002), le Journal of Theoretical Biology et enfin la revue Café, Cacao, Thé. Ces dépouillements permirent d’effectuer des rapprochements externes dans les différents secteurs à quoi touchait, pendant notre période, le traitement de notre objet d’étude. Deux séries de symposium, avec leurs actes, ont été aussi plus systématiquement dépouillées : Berkeley Symposium on Mathematical Statistics and Probability, d’une part, et Artificial Life, d’autre part. Ces dépouillements ont permis de mettre en lumière la diversité des écoles de modélisation et les oppositions, voire les rivalités qui sont présentes de manière souvent sous-jacentes.

Le second point que l’on peut nous objecter par rapport à l’usage privilégié des publications consiste à faire remarquer que, dans l’écriture de la science la plus contemporaine, les redites sont la règle et peu d’informations nouvelles peuvent être tirées d’une accumulation systématique des publications. Les publications auraient une fonction de médiatisation et d’« écrantage » plus que de révélation du vrai travail de recherche. Il faudrait alors se déplacer, voir en anthropologue comment cela se passe dans les laboratoires, juger sur pièces en quelque sorte. Puisque les chercheurs sont évalués et estimés au nombre de publications, ces redites sont en effet très fréquentes. Et nous avons, nous aussi, constaté cette tendance. Mais, pour notre objet d’étude, elle est à relativiser considérablement car elle vaut uniquement à partir du moment où la modélisation de la forme et de la croissance des plantes est devenue une pratique plus répandue, plus réticulaire, plus normalisée et organisée systématiquement dans des laboratoires dont cela devenait la vocation affichée, c’est-à-dire à partir du début voire du milieu des années 1990. Jusqu’à cette date le principe d’accumulation et de comparaison des publications est irremplaçable. Il se trouve de plus que le laboratoire qui nous intéresse en priorité à partir de cette époque a publié avec parcimonie à ses débuts, cela pour des raisons institutionnelles que nous préciserons en temps utile.

Plus radicalement, on peut aussi répondre que le postulat implicite de cette objection est faux et qu’à recourir à une lecture attentive, on a toujours quelque chose de significatif à glaner à proportion même de la faiblesse des différences de contenu entre les textes publiés : souvent, plus elles sont faibles, plus elles sont justement l’indice d’une volonté précise et calculée de signifier ceci plutôt que cela, surtout chez un auteur qui publie pour la nième fois son travail, dans des revues différentes. Publier la même chose dans des revues d’orientations différentes revient selon nous à une sorte d’analyse spectrale du même travail : cela en donne un rendu plus « volumique » et plus humain aussi. L’historien devrait au contraire se sentir comblé par cette auto-reprise et cette pléthore du document conscient contemporain : c’est une possibilité d’analyse objective nouvelle qui lui est offerte et qu’il ne doit surtout pas dédaigner. Selon nous, on aurait donc grand tort de la négliger sous prétexte que cela devient lassant et que l’on voit bien ce que l’auteur veut dire. Certes on voit ce qu’il « veut » dire mais lit-on ce qu’il nous dit réellement ? Lit-on ce que le document dit ?

Conservons donc ce principe critique jusqu’au bout : il n’y a aucune proportionnalité simple entre ce que l’auteur veut faire apparaître comme important, l’importance du volume de ce qu’il publie pour le dire et l’importance réelle de ce qu’il nous dit pour notre problématique. Là encore, la problématique et l’intrigue historique que nous voulons découvrir font foi pour la méthode. Ne nous laissons pas abuser par l’apparente monotonie et uniformité du flot des significations. En nous efforçant de lire et de recueillir les à-côtés de ces écrits pléthoriques, nous avons trouvé des trésors de significations. Cette méthode de lecture attentive a un inconvénient bien sûr : elle ne permet pas d’embrasser du regard rapidement tout un secteur de la science contemporaine. Il faut donc resserrer ses exigences et avancer à pas comptés. Ce que nous avons fait. Mais là encore, notre choix d’un objet d’étude précis et suffisamment limité nous a aidé. Notre conviction est donc que les publications restent un moyen privilégié de production, de communication et de persuasion.

Parmi les sources écrites, et malgré la difficulté de se les procurer dès lors que l’historien n’a pas la liberté de dépouiller des documents administratifs très récents aussi facilement que des documents archivés depuis plusieurs siècles, nous avons tout de même eu accès à quelques documents internes précieux. À côté des rapports d’activité qui sont d’accès public, ce sont le plus souvent des rapports d’évaluation, comme le « Rapport préparatoire à la revue externe » et le « Rapport de la revue externe » du laboratoire du CIRAD, qui nous ont été accessibles. Même s’ils sont l’un et l’autre orientés par des objectifs qu’il nous faut savoir déceler, ces deux types de rapport offrent l’intérêt de mettre en scène un dialogue entre un regard extérieur sans grande concession et une auto-évaluation d’un laboratoire après plusieurs années de fonctionnement.