Les sources secondaires

À notre connaissance, il n’y a pas de travaux suivis d’historien, de philosophe ou de sociologue sur l’histoire spécifique du traitement de la forme des plantes depuis l’émergence de l’ordinateur. Comme cela est de coutume dans les sciences contemporaines, les travaux sur cette histoire sont surtout le fait de scientifiques engagés dans ces recherches. Or, ces histoires de scientifiques servent souvent à mettre en ordre des références pour qu’une orientation en ressorte renforcée. Il nous faut donc les utiliser avec prudence même s’ils sont parfois les sources les mieux informées et les plus exhaustives.

Le cas de ce genre de publication nous plonge de surcroît au cœur d’un problème que nous avons constamment rencontré lors de nos recherches : lorsque l’on fait de l’histoire des idées contemporaines, y a-t-il toujours une frontière bien nette entre sources primaires et sources secondaires ? Car, d’un certain côté, ces « histoires de scientifiques » sont sources de renseignements seconds. Elles nous suggèrent des pistes de compréhension pour notre propre intrigue historique, au même titre que les travaux antérieurs d’un collègue historien. D’un autre côté, elles sont aussi les symptômes d’une vision partielle, engagée. Elles incarnent souvent une école de modélisation. Elles font donc aussi partie des sources primaires en ce sens.

Face à ce problème majeur, et puisque nous avons dû aller à l’école de ces scientifiques engagés avant de tenter d’avoir du recul sur leur production, le mieux que nous ayons trouvé est de lui opposer un travail d’interprétations constamment révisables au moyen d’hypothèses et de rectifications internes successives. Nous abstenant de juger par nous-même, nous avons d’abord compté sur les outils de critique interne que nous donnaient leurs collègues scientifiques. Faute de quoi cet imbroglio pouvait devenir préjudiciable à l’objectivité de l’enquête historique elle-même. Avons-nous été à l’abri de choix partisans pour autant ? Ce n’est pas à nous de le certifier. Sur ce point, nous nous fondons avec confiance sur l’idée de Raymond Aron selon laquelle l’histoire d’aujourd’hui devra être révisée demain, même si, autant que faire se peut, on doit tenter de s’arracher dès aujourd’hui aux déterminations de notre époque, en tout cas, à celles qui sont les plus inconscientes et les moins assumées.

La situation se complique encore et le problème resurgit avec force lorsque, élargissant notre zone d’intérêt pour les sources secondaires, nous nous penchons sur les œuvres des philosophes, cette fois-ci pléthoriques, qui portent sur la modélisation : ces œuvres sont lues et utilisées pratiquement immédiatement par les modélisateurs eux-mêmes ! Il y a donc un télescopage, certes bien naturel et commun dans les sciences humaines (cercle épistémologique) mais qui, dans l’histoire des sciences et des idées contemporaines atteint des proportions inhabituelles surtout lorsque notre époque et notre objet de prédilection présentent, comme c’est le cas ici, un certain nombre d’acteurs motivés au départ par des préférences épistémologiques ou ontologiques. Il faut donc en prendre notre parti : l’histoire des formalismes et des modélisations, comme l’histoire des mathématiques, est longtemps restée étroitement liée à l’histoire de la philosophie, de l’épistémologie et des théories de la connaissance. Tel, philosophe ou scientifique, condamne ainsi la modélisation pour des raisons idéologiques ou politiques. Tel autre, philosophe ou scientifique encore, prône la modélisation mathématique mais refuse ou marginalise en revanche la simulation informatique pour des raisons philosophiques ou ontologiques.

Comment avons-nous tenté de sortir de ce problème majeur qui se pose plus généralement à l’épistémologie de l’histoire des idées et des sciences contemporaines ? Nous avons opté pour une sorte de bon sens, certes un peu trop pragmatique peut-être, mais qui doit, selon nous, demeurer attaché à la perspective de l’historien des sciences comme aussi, et surtout, à celle de l’historien des techniques, et donc en particulier à celle de l’historien des logiciels, en nous proposant ce critère : qu’est-ce qui fonctionne finalement ? Qu’est-ce qui quitte le monde du discours, des écrits et des dessins pour entrer dans l’interaction contrôlée avec la nature ? À partir du moment où l’on peut raisonnablement, et là est le bon sens, dire que quelque chose fonctionne en ce sens précis, il nous faut partir de là et non du discours qui parle de ce qui est censé fonctionner ou valoir au nom de tel ou tel principe. C’est un fait que les modélisations sont devenues calibrables en devenant des simulations. C’est un fait qu’il y a des problématiques d’arboriculture qui ont alors été résolues par l’intervention de ces nouvelles modélisations dès les années 1970, mais pas avant. C’est un fait qu’il y a aujourd’hui une convergence à la fois conceptuelle et pragmatique des modélisations sur le terrain, toujours grâce à ces calibrations. C’est un fait enfin que naît sous nos yeux, à l’échelle institutionnelle, une compétence nouvelle dite de « bioinformatique et de modélisation des plantes ». Tel est en effet le nom d’une Unité Mixte de Recherche créée autour des travaux du CIRAD en 2001.

Ce sont ces faits de l’histoire des sciences qui doivent servir à juger la philosophie des sciences et non l’inverse, tant il est vrai que, comme nous le croyons, l’histoire de la philosophie des sciences comme aussi l’histoire de l’histoire des sciences sont des « histoires jugées », au sens de Bachelard. Par un effet de transitivité à sens unique, finalement assez compréhensible, ce sont des histoires jugées par les savoirs, les compétences et les pratiques des sciences les plus contemporaines. C’est même une des raisons pour lesquelles nous avons pris le risque de n’interrompre notre histoire qu’à l’année 2003.

Ces philosophies des formalisations ou des modèles ont donc souvent été traitées par nous non comme des sources secondaires ni comme des manuels de méthodologie ou d’épistémologie de l’histoire des sciences valables pour l’historien des modèles et des formalisations, mais plutôt comme des sources primaires. Aux côtés des pratiques de modélisation, elles nous ont servi d’indicateurs des idées du temps, de ces idées qui ont habité et influencé, selon leur propre aveu même, beaucoup de nos acteurs scientifiques. Ce n’est pas faire injure à la philosophie des sciences, loin de là, que de lui dire qu’elle a un rôle de poids dans l’histoire des formalisations. Mais elle est du côté de l’objet d’étude et non du côté de la méthode historique. Car elle constitue une partie intégrante de l’objet qu’étudie cette histoire. La contrepartie de cela est qu’elle doit accepter d’être jugée et rectifiée en retour par la science en marche (voir notre annexe B).

Il en est autrement des travaux qui se présentent comme autant d’histoires de la modélisation dans les sciences de la vie ou de la simulation dans les sciences exactes. Pour l’essentiel, nous les avons pris comme point de départ. Ils nous ont servi à contextualiser notre propre histoire (voir notre annexe A). Ils nous ont aidé à comprendre que l’histoire de la formalisation des plantes côtoie plus qu’elle ne participe réellement de l’intérieur à l’histoire de la modélisation mathématique au 20ème siècle. En fait, les problèmes de représentation formelle de la morphogenèse des plantes contribuent à révéler constamment certaines insuffisances de la modélisation mathématique dans les sciences non-exactes sous les trois formes successives qu’elle a prise : statistiques, cybernétiques, théoriques. En même temps, ils révèlent la nature de ces différentes modélisations. Et ce sont eux qui président à la naissance de l’alternative qu’est la simulation numérique puis informatique dans ses applications aux sciences des objets complexes que sont les sciences de la vie.