Première époque. Le déracinement

Introduction. Les commencements

Dans l’exposé de cette première époque, nous présenterons dans ses grandes lignes la situation de la formalisation de la croissance des plantes et de leur forme dans les décennies qui ont précédé l’apparition de l’ordinateur. Sans prétendre retracer ici l’histoire exhaustive de la morphologie quantitative dans les siècles passés, nous en rappellerons d’abord quelques jalons en nous attachant surtout au statut conféré au formalisme. Nous nous demanderons ensuite dans quel contexte plus précis la question de la mathématisation de la forme des plantes a trouvé un sens et s’est donc plus particulièrement posée à partir du 19ème siècle. Nous en viendrons alors au premier lieu de naissance de la méthode des modèles du point de vue du traitement des plantes. Et nous terminerons par l’exposé et l’analyse des différentes résistances à cette première naissance, qu’elles soient de nature physicaliste ou mathématiste.

L’intérêt des hommes pour la forme des plantes est probablement immémorial. Pourtant, il est remarquable que les peintures rupestres ne se focalisent le plus souvent que sur des formes animales pour des raisons que certains veulent attribuer à la plus grande proximité entre les hommes et les animaux et donc au plus grand pouvoir d’identification que recèleraient ces derniers pour les hommes 1 . De fait, il existe déjà un certain nombre d’ouvrages historiques concernant l’évolution du rôle symbolique des arbres et des plantes en général 2 . L’étude de l’arrangement des feuilles et des ramifications sur l’axe végétal a suggéré cependant assez tôt des tentatives de formalisation ou de quantification. Léonard de Vinci (1452-1519), de par sa perspective d’ingénieur, a été l’un des premiers à s’y intéresser de près en les apparentant, dans ses croquis et ses carnets, aux formes produites par les mouvements des fluides 3 . Ainsi lit-on chez lui une des premières formulations de loi quantitative en ce domaine : « Toutes les branches d’arbres, à quelque degré de hauteur qu’on les réunisse, sont égales à la grosseur du tronc » ou encore « tous les ans, quand les branches des arbres ont achevé de se développer, leur grosseur – si on les réunit toutes – équivaut à celle de leur tronc ; et à chaque stade de ramification, tu trouveras l’épaisseur dudit tronc […] » 4 . Fasciné par les régularités et les harmonies du monde naturel, Johannes Kepler (1571-1630) observa pour sa part la particulière fréquence du chiffre cinq dans l’arrangement des organes de la plante. Comme il existe également cinq solides réguliers, cette coïncidence ne lui paraissait pas un hasard. Par la suite, certains botanistes, comme Nehemiah Grew (1641-1712), rappelèrent périodiquement le fait que « les plantes invitent l’homme à des recherches mathématiques » 5 . Le naturaliste suisse Charles Bonnet (1720-1793) fut l’un des premiers à développer une méthode d’observation et de recueil systématiques de la forme des plantes. Dans ses Recherches sur l’usage des feuilles dans les plantes (1754), il avait remarqué que l’on pouvait placer les feuilles successives d’une même tige selon un arrangement spiral. Et il expliquait ce phénomène par un vitalisme assumé. En conformité avec la notion de « force vitale », cet arrangement devait selon lui assurer aux feuilles un moindre recouvrement mutuel de manière à laisser passer l’air entre elles 6 . En 1759, dans sa Theoria Generationis, le botaniste et physiologiste allemand Kaspar F. Wolff (1773-1794) proposa une théorie pour les processus de développement des plantes fondée sur une particulière attention au point de croissance apical ou « point végétatif » 7 . Mais c’est avec la naissance du terme de « morphologie » au 18ème siècle que l’idée de représenter mathématiquement la forme de la plante prend réellement son essor.

Notes
1.

Cette idée a été soutenue par le botaniste Francis Hallé lors de sa conférence au colloque organisé par l’Université Paul Sabatier de Toulouse et par l’ADREUC (Association pour le Développement des Rencontres et des Echanges Universitaires et Culturels), à Carcassonne (3-5 juillet 2004), et dont le thème général était « Pour une éthique de la compréhension à l’ère planétaire ».

2.

Voir la bibliographie de [Dumas, R., 2002].

3.

Voir la section intitulée par l’éditeur « Symétrie de la nature. Ramifications des arbres et de l’eau » in [Vinci (de), L., 1508-1518, 1942, 1987], p. 323.

4.

[Vinci (de), L., 1508-1518, 1942, 1987], p. 323.

5.

[Jean, R. V., 1978], p. xvii.

6.

Avec l’eau, l’air était en effet considéré comme le principal « aliment » de la force vitale de « végétation ». Voir l’article de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1961, 1995], p. 451. Voir [Jean, R. V., 1994, 1995], p. 2 et [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997], p. 233.

7.

[Wardlaw, C. W., 1968], p. 1.