Morphologie et phyllotaxie géométrique

Le terme de « morphologie » 8 naît sous la plume de Goethe (1749-1832), dans un contexte intellectuel où l’influence de la philosophie de la nature et du vitalisme est grande 9 . En proposant cette nouvelle discipline de recherche et d’observation, il souhaite infléchir le projet qui animent les sciences de la vie d’une problématique de la classification vers une problématique de la genèse 10 . L’historien et germaniste Jean-Michel Pouget a montré combien, aux yeux de Goethe notamment, l’approche classificatoire de Linné (1707-1778) avait pour défaut de figer la représentation des plantes, d’en compartimenter les organes, de se fonder finalement sur le principe que la plante était « composée de parties considérées comme hétérogènes » 11 . Si l’on balaie rapidement du regard l’histoire de la morphologie à partir du début du 19ème siècle 12 , on constate cependant que cette discipline nouvelle s’est progressivement transformée, d’un projet spéculatif qu’elle était initialement, en une discipline scientifique à visée essentiellement descriptive, singulièrement avec le développement de la « phyllotaxie » 13 conçue comme l’étude de l’arrangement des feuilles et des ramifications. Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur les raisons complexes et précises de ce déplacement paradigmatique. Dans son travail de thèse, l’historien des sciences Stéphane Schmitt a notamment montré l’importance et la permanence du problème des parties répétées (différents organes d’un même individu semblant bâtis sur le même modèle) dans le passage des théories morphologiques d’inspiration idéaliste aux problématiques contemporaines de la biologie du développement 14 . Retenons simplement que, dans le cas des plantes, il a paru nécessaire à une approche mathématisante de trouver d’abord les moyens conceptuels de supposer une certaine homogénéité au-delà du caractère bariolé et visiblement hétérogène des phénomènes botaniques. Cette homogénéité des éléments est en effet supposée dans les formulations mathématiquement construites : la construction mathématique elle-même, quand elle reste de nature géométrique et analytique, se fonde sur elle. Or, il est indéniable que cette hypothèse de relative homogénéité entre organes (via la théorie de la métamorphose des feuilles 15 ) se retrouvait davantage dans les spéculations idéalistes des philosophes de la Nature, et de Goethe en particulier, que dans les observations diversifiées et scrupuleuses des linnéens. Cela est paradoxal car on sait par ailleurs combien Goethe répugnait à l’idée que l’on puisse mathématiser la nature vivante. Mais il faut sans doute voir dans l’homogénéisation conceptuelle des organes une des raisons pour lesquelles c’est bien dans cette partie de la morphologie devenue entre-temps essentiellement descriptive qu’une certaine approche quantitative des formes végétales a pu produire ses premières formulations vérifiables empiriquement. Nous en toucherons ici un mot afin de mieux situer par la suite les nouvelles formes de mathématisation qui ont vu le jour au 20ème siècle avec le recours à des mathématiques nouvelles, mais aussi avec l’émergence de l’ordinateur.

Notes
8.

Ce terme avait été initialement inventé par Goethe pour désigner l’étude de la génération continue et différenciante des formes chez les êtres vivants. Cette discipline devait s’opposer à la simple collecte et à l’archivage fixiste des formes du vivant. Or, Goethe préconisait que, dans cette approche, on ne recoure pas seulement à l’observable mais que l’on suppose un principe de formation invisible, une idée unique (au sens d’une idée régulatrice kantienne) virtuellement à l’œuvre dans chaque organe de l’être vivant. Ce principe était censé s’actualiser de façon diverse et différenciée selon le temps et le lieu. Voir [Goethe, J., 1790-1807, 1884, 1992], pp. 73-84. Pour l’influence de Schiller et de la troisième critique kantienne sur ce point, notamment à l’occasion d’un rapprochement avec le §80 de La critique de la faculté de juger, voir [Cassirer, E., 1945, 1970, 1991], pp. 103-113.

9.

Certains auteurs (J.-M. Pouget et B. Hassenstein que cite Pouget) ont rectifié cette qualification pour la philosophie du vivant propre à Goethe : ils l’ont baptisée « mécanisme vital » parce que Goethe, à la différence de Bonnet, ne prenait pas réellement au sérieux la notion de « force vitale » dans la mesure où elle fait encore indûment intervenir la notion mécaniste de « force ». Voir [Pouget, J.-M., 2001], pp. 107-112. Jean Petitot minore aussi cette interprétation platement vitaliste, mais en en faisant pour sa part non un « mécanisme vital » mais un « vitalisme sémiotique », un vitalisme du signe beaucoup plus que de l’essence et de sa téléologie : « Contrairement à ce qu’il en est chez Schelling, le principe entéléchique n’est pas chez Goethe téléologique. Il est sémiotique », [Petitot, J., 1989, 1995], p. 6.

10.

Voir [Cassirer, E., 1945, 1970, 1991], pp. 103.

11.

[Pouget, J.-M., 2001], p. 61. Dans son opuscule « Objet et méthode de la morphologie », Goethe s’exprimait en effet ainsi : « Lorsque les objets naturels, et surtout les êtres vivants, nous apparaissent de façon telle que nous souhaitons comprendre leur nature et leur activité dans l’ensemble, nous croyons parvenir au mieux à cette connaissance en les dissociant en leurs parties, et cette voie en effet est réellement propre à nous mener très loin. Il nous suffira de rappeler en quelques mots seulement aux amis du savoir comment la chimie et l’anatomie ont contribué à la compréhension et à une vue d’ensemble de la nature. Mais constamment poursuivis, ces efforts de dissociation ont aussi bien des inconvénients. Le vivant est bien décomposé en ses éléments, mais à partir de ceux-ci on ne peut le reconstituer et lui rendre la vie. Ceci est vrai déjà de nombreux corps inorganiques, et à plus forte raison pour les corps organiques », [Goethe, J., 1790-1807, 1884, 1992], p. 75.

12.

Voir l’article sur la « morphologie végétale » dans le chapitre botanique de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1961, 1995], pp. 426-429.

13.

Du grec phullon : feuille, et taxis : ordre. Voir [Corner, E. J. H., 1964, 1970], p. 369. Le premier usage de ce terme remonterait aux années 1830. Voir [Jean, R. V., 1994, 1995], p. 2.

14.

[Schmitt, S., 2000].

15.

La théorie goethéenne de la métamorphose a également eu un destin propre qui a été finement relaté par le botaniste et historien des sciences Michel Guédès. Voir [Guédès, M., 1969], [Guédès, M., 1972] et [Guédès, M., 1973]. Guédès y définit notamment la théorie de la métamorphose : c’est une théorie botanique qui « postule une homologie de structure entre les différents ‘organes appendiculaires’ végétatifs et floraux des Phanérogames… », [Guédès, M., 1969], p. 323. Chez Goethe, elle est une conséquence de la théorie du prototype végétal ou de l’Urblatt (feuille primitive) à partir de laquelle toute plante se constituerait par métamorphose. Mais, comme la plupart de ses contemporains, Goethe ne veut voir à l’œuvre que des causes mécaniques, plus particulièrement physiologiques, dans ce développement végétal. Ainsi, pour expliquer ce développement, il « mettait en cause l’épuration progressive des sucs de la plante », [Guédès, M., 1969], p. 346. Enfin, selon Guédès, qui nous paraît le plus sûr à ce sujet au vu de l’étendu de ses lectures botaniques, Linné aurait été en fait le premier à réellement comprendre l’intérêt de cette notion de métamorphose (la théorie de la métamorphose était présente chez lui « en germe ») mais il aurait pâti du caractère sibyllin mais non point allusif de ses écrits sur la question [Guédès, M., 1969] pp. 339-340. Il faudrait donc tempérer le jugement de Pouget sur l’opposition Linné/Goethe à ce sujet. C’est en fait plus tard de Candolle qui aurait le mieux su populariser cette théorie en ne l’exhumant que chez Goethe mais en la précisant toutefois [Guédès, M., 1973].