La géométrie spirale : description précise mais sans explication ni application

Avec la théorie de la spirale génératrice, aperçue par Bonnet, suggérée par Goethe mais développée ensuite par les botanistes allemands Karl Friedrich Schimper (1803-1867) et Alexander Braun (1805-1877) à partir de 1830 16 , c’est une approche de type arithmétique qui est d’abord mise à contribution, et cela avec un certain succès descriptif. Cette théorie partait de l’observation réitérée selon laquelle les feuilles ne se développent pas au hasard sur les axes végétatifs : on observe bien qu’elles s’insèrent successivement à chaque nœud 17 en ayant opéré pour leur propre axe une rotation d’un angle précis par rapport à l’axe de la feuille précédente. Ainsi, « la ligne qui passe par chacun des nœuds consécutifs dans un mouvement en vis autour de la tige est une spirale ou hélice dite spirale génétique… » 18 En 1830, K. F. Schimper et A. Braun ajoutaient également la notion de divergence qui rendait compte de l’angle que forment deux feuilles successives de la même tige. Ils montraient que si l’on représente cet angle de divergence par une fraction reflétant le nombre de tours par feuille (exemple : 2/5 pour le prunier = il faut faire 2 tours autour de la tige pour obtenir 5 feuilles 19 ), on tombe régulièrement sur un des nombres de la suite de Fibonacci 20 pour le numérateur, à savoir : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, … Donc non seulement ces arrangements sont propres à chaque espèce de plante mais la plupart des plantes connues semblent manifester un angle de divergence inscriptible dans ce que l’on appelle à l’époque une « loi mathématique » 21 . L’expression « modèle mathématique » n’apparaît en effet aucunement dans ce contexte. De surcroît, cette « loi » est arithmétique car elle déploie des nombres entiers et elle est exprimée par une formule de récurrence que l’on retrouve par ailleurs dans de nombreux problèmes qui seront dits plus tard appartenir à la mathématique appliquée 22 . Cette apparition des nombres de Fibonacci ajoute une aura de mystère sur le phénomène de phyllotaxie. Ce qui n’avait pas échappé à Kepler qui, déjà en son temps, voulait voir dans les arbres une capacité à engendrer spontanément, et pour des questions d’harmonie, la suite de Fibonacci. Prolongeant ainsi les antiques suppositions pythagoriciennes, nombre d’auteurs y voient la marque d’une concordance mathématique présente jusqu’au cœur des choses vivantes.

Ce qui est donc pris en considération par cette mathématisation de la forme est principalement la situation relative des organes biologiques en termes de distance mesurable. Mais cette situation métrique est elle-même transformée en un décompte angulaire pour devenir une loi arithmétique faisant intervenir des nombres entiers. Il s’agit en effet d’un dénombrement d’unités d’angles. Ce type d’inscription en une « loi » arithmétique reste, on le voit, une mathématisation de nature fortement phénoménologique. C’est-à-dire que, malgré ce caractère très précisément descriptif et même prédictif 23 , car vérifiable par des mesures en champ pour chaque espèce, la genèse des nombres de Fibonacci en elle-même ne prétend pas imiter un processus physico-chimique, physiologique ou métabolique qui amènerait à leur manifestation dans l’arrangement foliaire 24 . Cela est précisément dû au fait que, dans cette loi, les divers nombres de Fibonacci ne renvoient pas aux différentes étapes successives de la croissance d’un même individu d’une même espèce mais au contraire à chacune des divergences possibles et caractéristiques de chacune des espèces végétales ramifiées. C’est une représentation mathématique interspécifique, transversale si l’on peut dire, et non pas longitudinale. Elle représente les cas possibles de ce phénomène naturel de spirale tel qu’il se présente à son issue, elle ne reproduit pas la mise en place du phénomène. En effet, le processus mathématique de construction de la loi (par récurrence) ne prétend pas imiter lui-même le processus de mise en place des phénomènes réels qui seront ensuite néanmoins conformes à l’expression finale de cette loi. C’est en cela que la loi n’explique pas le processus de ramification. Elle n’est pas pour autant un modèle avant l’heure. Car elle reste un idéal, statique il est vrai, mais pas une loi génératrice pour une ontogenèse, même si Schimper et Braun ont prétendu qu’une hélice unique présidait à l’implantation foliaire d’une tige.

Sans explication proprement dite autre que la vague invocation d’une influence inductrice sous-jacente, ce modèle de phyllotaxie était également dépourvu d’application effective. Tout au plus était-il « opérationnel », parce qu’étonnamment prédictif, mais pour une admiration et une contemplation au sens des promoteurs d’herbiers et des « cabinets de curiosité » du 18ème siècle.

Sans subir de grandes différences de nature, mais en se précisant cependant, cette première mathématisation systématique va par la suite susciter des représentations en géométrie plane (Auguste et Louis Bravais en 1837) puis en géométrie dans l’espace. Ces lois seront alors couramment enseignées en morphologie descriptive pendant près de 100 ans. Il faut attendre le livre du botaniste et physiologiste allemand Wilhelm Hofmeister (1824-1877), Allgemeine Morphologie der Gewäche, paru en 1868, pour disposer des premières hypothèses explicatives de nature mécaniste. L’idée d’Hofmeister est que la mise en place des feuilles se fait dans le plus grand espace libre. Il recherche donc un mécanisme très général qui puisse valoir pour toutes les plantes. Cependant, ses travaux isolés et non traduits, ne recevront un écho qu’au début du 20ème siècle.

Notes
16.

Voir la préface de Irving Adler in [Jean, R. V., 1978], p. xiii. Voir également [Taton, R., 1961, 1995], p. 426 et [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997], pp. 233-234.

17.

Les nœuds sont ces parties de la tige au niveau desquelles sont insérés feuilles et bourgeons [Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 268.

18.

[Jean, R. V., 1978], p. 31. C’est l’auteur qui souligne.

19.

[Jean, R. V., 1978], p. 32.

20.

Képler a formalisé la suite de Léonard Fibonacci (13ème siècle) de la façon suivante : F(1) = F( 2) = 1 ; F(n) = F(n-1)+F(n-2) C’est le mathématicien français Edouard Lucas qui lui donnera le nom de « suite de Fibonacci ». Voir [Jean, R. V., 1978], p. 23 et [Jean, R. V., 1983], p. 262. Rappelons que ce marchand de Pise avait voulu ainsi évaluer le nombre de paires de lapins naissant à chaque génération si l’on part d’un seul couple de lapins (donc d’une seule paire).

21.

[Taton, R., 1961, 1995], p. 426.

22.

Les études sur les développements et les applications des suites de type Fibonacci sont en nombre considérable. En 1963, V. E. Hoggatt a créé avec A. Brousseau la revue Fibonacci Quarterly autour de la Fibonacci Association [Jean, R. V., 1978], p. 29. Cette expression de « mathématique appliquée » est relativement récente. Alors que nombre de mathématiciens, à partir du 19ème siècle, se firent une spécialité d’abstraire leurs objets (notamment pour répondre à des besoins de plus en plus pressants d’unification, de clarification et de systématisation des mathématiques) au point de ne plus leur chercher immédiatement des corrélats dans la réalité physique ou expérimentale, une quantité toujours plus importante de chercheurs travailla à traduire et à rendre applicables certaines de ces nouvelles structures ou théories mathématiques conçues par leurs collègues. Voir l’article de Jean Dieudonné in [Taton, R., 1964, 1995], pp. 122-127.

23.

Ce qui est prédit est le fait que lorsque l’on se trouvera devant une plante nouvelle on mesurera à peu près toujours un angle de divergence exprimable par le modèle de Fibonacci.

24.

Ainsi, pour rendre compte de l’apparition des nombres de Fibonacci aux numérateurs et aux dénominateurs du facteur multipliant les angles de divergences, Alexander Braun propose encore une « explication » très proche de celle de Képler. Il invoque le fait que la nature choisit la plus simple parmi les séries de fractions continues. Voir [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997], p. 234.