La mathématisation des formes du vivant : une curiosité

Pendant le 19ème siècle, les tentatives de mathématisation des formes du vivant, même si elles se développent, resteront en fait des curiosités relativement marginales et cela pour deux raisons bien différentes mais complémentaires. D’une part, en biologie des plantes et en particulier en France, sous l’influence des idées de Claude Bernard, règne la conviction de l’impossible expérimentation sur les formes comme d’une impossible explication simplement physiologique de ces mêmes formes. Donc tout essai de représentation rigoureuse et formalisée de la forme des êtres vivants semble de peu d’intérêt. En effet, la forte fixité transgénérationnelle de la forme des individus d’une même espèce indique que l’on ne peut avoir affaire ici à une grandeur contrôlable, au contraire des autres paramètres physiologiques accessibles à l’expérimentation 25 . De plus, comme l’indique Claude Bernard lui-même, « un protoplasma identique dans son essence ne saurait donner origine à tant de figures différentes » 26 . La matière vitale actuelle seule ne semble donc pas pouvoir receler l’explication de la mise en forme si diversifiée des êtres vivants. Si donc, comme Claude Bernard et une grande partie de la biologie française, on privilégie une interrogation sur ce qui est susceptible de devenir ou non un paramètre de contrôle dans une expérimentation physiologique bien menée, on comprend que la forme n’apparaisse pas un objet d’étude pertinent.

Mais d’autre part, l’approche d’abord essentiellement classificatoire des naturalistes et des botanistes des 18ème et 19ème siècles, dont Bonnet, attentive à la diversité de ce qui est immédiatement visible, n’encourage pas non plus, bien au contraire, à tenter d’unifier sous des principes formels, même élémentaires, ces diverses formes du vivant. À l’inverse de la vision « métamorphique » de Goethe, la forme de la plante était majoritairement conçue par les botanistes comme une colonie de petits éléments hétérogènes et disposant chacun d’une figure propre. Mais bien que Linné ait en fait aperçu cette possibilité métamorphique avant Goethe, les botanistes n’allaient pas jusqu’à faire procéder ces divers éléments d’un même « être de raison » originaire, même s’ils semblaient procéder du même point végétatif.

Que l’on soit donc muni d’une approche bernardienne ou linnéenne, la même question pouvait légitimement se poser : à quoi bon chercher à représenter précisément ce qui d’une part semble varier très faiblement et de façon peu contrôlable au niveau de la vie d’un individu et qui, en même temps et d’autre part, varie très fortement d’une espèce à une autre voire à l’intérieur d’une même espèce ?

C’est finalement le darwinisme et le développement afférent de la biométrie puis surtout de la génétique mendélienne qui vont lentement ébranler ces considérations, au tournant du siècle. Dès le départ, Mendel était en effet persuadé que les unités qu’il avait isolées dans ses expériences de croisement devaient contrôler la morphologie des êtres vivants. Certains botanistes se prirent donc à nouveau à rêver à la possibilité de concevoir des lois morphologiques formelles dès lors qu’elles pouvaient être éventuellement incarnées 27 dans ce que Mendel avait mis en évidence et que Wilhelm Johanssen (1857-1927) appellera plus tard, en 1912, les gènes 28 . Cette possible incarnation d’un support pour des lois mathématiques régissant des formes soulageaient ceux que la spéculation idéaliste incommodait mais qui ne désespéraient pas de toute théorisation des formes biologiques.

Cependant, avant le triomphe de la génétique, donc au début du 20ème siècle, la phyllotaxie, est encore étudiée, mais « sporadiquement » 29 et du point de vue seulement histologique, c’est-à-dire par l’analyse anatomique des tissus organiques et notamment du méristème 30 . La « spirale géométrique » de Goethe est reléguée au rang d’un pythagorisme ou d’un platonisme désuet et n’est tolérée que comme description géométrique seconde d’un phénomène avant tout physiologique. L’heure est donc à l’explication seulement physiologique et localiste de la mise en forme 31 . Et l’on se concentre pour ce faire sur la physiologie du méristème pour tâcher d’élucider les causes des trois phénomènes principaux qui l’affectent : croissance en longueur, phyllotaxie et ramification. La botanique descriptive recherche surtout la précision des descriptions qualitatives de ces divers phénomènes de croissance et de morphogenèse, l’unification terminologique (qui est un vrai problème eu égard aux différentes échelles d’observation des plantes, aux différents niveaux d’organisation végétal valorisés et aux différents objectifs des observateurs), ainsi que l’interprétation physiologique 32 . Au début du 20ème siècle, enfin, l’organographie se développe. Cette sous-discipline liée aux études de morphologie descriptive se concentre plus particulièrement sur la relation entre la forme et la fonction dans une perspective darwinienne. Pour ce faire, les organes sont considérés à un stade de plein développement. Dans cette approche, le processus de leur développement dans l’ontogenèse n’est donc pas un objet d’étude privilégié 33 .

Notes
25.

Voir [Pichot, A., 1993], pp. 745-756. Pour Claude Bernard, l’explication de la forme, sous l’espèce d’une « force évolutive métaphysique » irréductible à l’approche physiologique car irréductible à des forces physiques (ibid., pp. 754-755) était à rechercher dans le passé contingent des êtres vivants et donc dans leur hérédité. Par là, l’explication de la forme se rattachait à « l’harmonie préétablie des causes initiales ».

26.

Extrait des Leçons sur les phénomènes de la vie, 1893, Librairie Baillière, p. 293, cité par [Pichot, A., 1993], p. 746.

27.

Et non plus seulement soutenues dans des « vues de l’esprit » (selon les termes de Michel Guédès parlant de l’Urblatt).

28.

Les remarques de la préface du biologiste théoricien Robert Rosen au livre de son collègue Roger Jean vont dans ce sens : [Jean, R. V., 1983], p. ix.

29.

Selon J.-F. Leroy in [Taton, R., 1964, 1995], p. 762.

30.

Terme dû au botaniste allemand Th. Naegeli (1817-1891) et qui désigne « les régions embryonnaires caractérisées par la capacité des cellules à se diviser activement (sommet ou apex des tiges à l’intérieur des bourgeons) », [Taton, R., 1961, 1995], p. 428. Le botaniste E. J. H. Corner définit ainsi le méristème : « (Du grec meris = partie et stema = filament.) Tissu dont sont constitués les régions embryonnaires. C’est un tissu jeune dont les cellules sont en voie d’active division […] Au début du développement de la plante, l’embryon est entièrement méristématique, mais très rapidement, les méristèmes se localisent aux extrémités des organes », [Corner, E. J. H., 1964, 1970], p. 361. C’est ce que l’on appelle alors plus communément des bourgeons.

31.

Voir l’historique de [Wardlaw, C. W., 1968], p. 2.

32.

Voir l’exposé historique des botanistes Yves Caraglio et Daniel Barthélémy in [Bouchon, J., 1997], pp. 11-14.

33.

Voir [Wardlaw, C. W., 1968], p. 3.