La critique de toute idéalisation mathématique : les « hélices foliaires » de Plantefol

Par ailleurs la « théorie des hélices foliaires » que le botaniste français Lucien Plantefol (1891-1983) met en place à partir de la fin des années 1920 et qui reçoit l’assentiment d’une grande partie des botanistes dès la fin des années 1940, est pour beaucoup dans la désaffection de ces derniers pour les représentations mathématiques simplificatrices, spécifiquement en France :

‘« Expliquer la phyllotaxie d’une tige, ce n’est pas trouver des relations numériques entre les points représentatifs des feuilles et dont on aura, idéalement, rectifié la position sur une tige théoriquement rectifiée à une forme géométrique. C’est reconnaître les rapports qui existent sur la tige réelle entre les éléments réels… C’est aussi mettre en accord les résultats ainsi obtenus avec l’étude du point végétatif d’où proviennent tige et feuilles. » 34

Dans ce passage, on comprend que Plantefol reproche à la théorie de Schimper et Braun de se livrer à une succession d’idéalisations géométriques pour faire coller la réalité botanique à des formes simples. Schimper lui-même admettait que ses angles fractionnaires étaient des approximations et qu’il fallait systématiquement leur ajouter une valeur corrective pour les ajuster à la réalité. Sur ce point, Plantefol endosse donc une partie des arguments du botaniste allemand Julius von Sachs (1832-1897) pour qui toute théorie mathématique de la phyllotaxie devait être rejetée au motif qu’elle ne peut pas être autre chose qu’un pur jeu ou qu’une simple projection subjective 35 . De même, pour Plantefol, une telle théorie mathématique ne tient pas compte de la réalité phyllotaxique d’une part parce que, selon Robert Gorenflot, un élève de Plantefol, « la tige est assimilée à un cylindre et les insertions foliaires à des points » 36 . Or ce n’est pas seulement simplifier, mais c’est nier toute la réalité botanique de ces insertions que de les faire figurer par des points géométriques sans extensions. D’autre part, précise Gorenflot, « il est souvent impossible de tracer une spirale génératrice unique à laquelle corresponde une divergence constante » 37 . Autrement dit, la représentation mathématique à laquelle Schimper et Braun arrivent est sous-déterminée par les observations. Il serait donc vain de la penser en lien direct avec un scénario explicatif sous-jacent et unique. Du fait de sa non-unicité, une telle représentation fortement idéalisée, alors même qu’elle prétend condenser un processus biologique en une loi mathématique simple de façon à nous en faire saisir la clé et l’explication au moyen du décèlement d’une cause qui se voudrait profonde et unique, nous éloigne en fait de toute forme de scénario explicatif. Enfin, Plantefol avait observé qu’une grande partie des cas de phyllotaxie que l’on rencontre dans la nature, qu’ils soient normaux ou anormaux, ne sont en fait pas descriptibles par une telle idéalisation forcée 38 . En multipliant des observations déconcertantes au regard de cette loi, Plantefol a ainsi progressivement travaillé à saper la proposition de mathématisation de Schimper et Braun. Il montre que la théorie de la spirale peut être sauvée si elle devient une théorie des parastiques, c’est-à-dire une théorie des « spirales parallèles » reliant les feuilles de deux en deux ou de trois en trois, etc., de manière à ce que l’on tombe toujours sur une spirale définie rigoureusement d’un point de vue géométrique. Mais c’est là briser la recherche d’unité de ses prédécesseurs.

C’est que son approche ne se situe pas à la même échelle d’observation : il part du point végétatif, c’est-à-dire du lieu où se mettent en place les ébauches des feuilles. Ces dernières sont visibles à l’œil nu ou bien au microscope optique. Or, Plantefol constate que le point végétatif ébauche des feuilles contiguës et successives (c’est-à-dire appelées à apparaître successivement sur la tige) sous la forme d’une ou de plusieurs hélices préformées. Il observe que peuvent exister trois formes de contiguïtés pour chacune de ces hélices foliaires : par juxtaposition, par chevauchement ou par superposition 39 . Il renonce donc à employer la notion de divergence angulaire pour lui préférer celle de contiguïté. Observons à ce sujet qu’une telle notion, à la différence de celle de divergence, reste conceptuellement manipulable sous une forme purement verbale, c’est-à-dire non géométrisée ou mathématisée. L’ambitieuse unicité de la spirale génératrice est ainsi remplacée par la plus réaliste multiplicité des hélices foliaires observées en leur ébauche. Cette multiplicité des hélices rend superflu tout recours à une théorie complexifiée des divergences angulaires puisqu’il est finalement plus aisé de décrire la phyllotaxie d’une espèce végétale par la liste et la qualification (la notification qualitative) de chacune des hélices foliaires qu’elle présente. Par exemple, Plantefol parlera d’une « hélice à contiguïté par juxtaposition et tournant à dextre » 40 .

C’est bien cette possibilité de décrire une multiplicité d’hélices foliaires qui renforce le pouvoir descriptif de la théorie de Plantefol par rapport à celle de Schimper et Braun. De fait, selon Gorenflot, une telle théorie « rend compte de toutes les dispositions foliaires observées dans la nature, normales ou anormales… » 41 La théorie de Plantefol gagne en réalisme et en fidélité au prix d’un morcellement du dispositif d’idéalisation. C’est la diversification et le morcellement des idéalisations (les hélices) qui permet à la description théorique de suivre de plus près les linéaments du réel. Mais, en retour, ce morcellement rend ensuite impossible et inutile toute tentative de mathématisation ultérieure car la condensation et le pouvoir de combinaison des formalismes qu’elle apporterait, quand bien même elles seraient concevables, seraient minimes par rapport à la commodité que la théorie verbale présente déjà en elle-même.

Pendant plusieurs décennies, l’école française de botanique adopte des vues proches de celles de Plantefol. C’est avec elle que la botanique apprend à aborder les problèmes de morphogenèse et de phyllotaxie à partir des méristèmes et non plus seulement à partir d’une description à l’échelle des feuilles et des rameaux déjà constitués et disposés 42 . À ce titre, la phyllotaxie descriptive française du milieu du 20ème siècle garde longtemps encore une tendance à se méfier des représentations mathématisées.

C’est aussi une des raisons particulières pour laquelle la France ne sera pas avant longtemps, c’est-à-dire avant les années 1960, un terreau privilégié pour la développement de la biologie théorique. Une autre raison, plus générale et bien connue des historiens de la biologie moléculaire et de la génétique notamment 43 , est la faveur dans laquelle la physiologie fut longtemps tenue en France par contraste avec le contexte des recherches anglo-saxonnes (Etats-Unis, Grande-Bretagne dans une moindre mesure), par exemple. Comme l’historien des sciences Scott Gilbert l’a montré, la recherche américaine souffrira en effet rapidement du gouffre qui semblera en revanche se creuser pour elle entre la génétique formelle et l’embryologie 44 . Cette absence de lien clair entre les théories de la morphogenèse et les théories de l’hérédité contribuera pour une part non négligeable à l’émergence d’une sorte de biologie théorique de type anglo-saxon dès après la première guerre mondiale.

Mais auparavant, l’idée, pythagoricienne dans le fond, selon laquelle il faudrait trouver des « lois mathématiques » qui non seulement traduiraient mais incarneraient même l’essence des phénomènes morphologiques sera profondément remise en question par les premiers développements de ce qui sera appelé, plus tard, la « méthode des modèles ». En effet, à partir des années 1920, les travaux de la biométrie sont de toute façon en plein essor, notamment du fait de la mise à disposition de nouveaux instruments statistiques, mais aussi et surtout à cause d’un souci essentiellement empirique, beaucoup plus que théorique, dans la plupart des études agronomiques, comme dans certains travaux physiologiques. C’est dans ces deux contextes que, pour ce qui concerne la forme de la plante, le déracinement des formalismes sera consommé.

Dans les deux prochains chapitres, nous rappellerons donc l’esprit de quelques travaux importants qui, dans les années 1920 et 1930, se focalisent sur la mesure et la représentation mathématique de la croissance des êtres organiques mais sans égard particulier pour leur configuration spatiale précise, c’est-à-dire pour leur morphologie individuelle. Ces premiers travaux statistiques sont ainsi surtout consacrés au dimensionnement de la masse organique (poids) ou de la taille (longueur, surface) d’un organe ou d’un organisme pris en sa totalité et à son évolution dans le temps. Ils s’enracinent davantage dans une perspective d’explication en physiologie animale ou de sélection végétale, en agronomie notamment. Les structures topologiques de ramifications, les arrangements, les angles et les sections de rameaux n’y sont donc pas considérés comme essentielles.

Notre objectif ici n’est pas d’en rapporter l’histoire précise mais d’en restituer certains épisodes afin de rappeler l’esprit et l’épistémologie qui les animent. Cela est important dans la mesure où c’est en particulier chez ces auteurs que la notion de « modèle mathématique » va s’épanouir pour la première fois dans les problématiques de forme qui nous intéressent, sans que l’expression y apparaisse telle quelle, toutefois, avant la fin des années 1940. Les travaux qu’ils produiront en matière de mathématisation de la forme du vivant vont se confronter longtemps et avec succès, du point de vue des vérifications empiriques, aux théorisations de la morphogenèse qui resteront à scénario physicochimique. C’est notamment le cas en France avec les travaux de biométrie et d’embryologie de Georges Teissier (1900-1972). Dans la biométrie française, nous verrons que cette figure de la biologie est d’autant plus importante, particulièrement pour la modélisation de la croissance, qu’elle conditionnera longtemps le sens de ce qui devait s’appeler plus tard un « modèle mathématique ». Mais, significativement, cette désignation n’existe pas encore en tant que telle dans les travaux de Teissier et elle ne sera définitivement adoptée par la biométrie française que lorsque, devant l’ordinateur notamment, elle rapprochera finalement sa propre épistémologie de la formalisation mathématique de celle, d’abord franchement opposée, de la biophysique mathématique et de la cybernétique.

Cependant, notre restitution de la biométrie ne serait pas intelligible si nous n’évoquions préalablement le sens plus général de l’émergence de la modélisation statistique dans l’agronomie anglaise des années 1920. Teissier lui-même en hérite directement. À partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, ce sont en effet les travaux des biométriciens et eugénistes anglais qui ont consisté en une application systématique de l’analyse statistique aux données de terrain. Ils introduisirent ainsi l’usage d’une nouvelle forme de mathématique, dite descriptive, donc « modélisatrice » en ce sens, dans la pratique agronomique.

Notes
34.

Extrait tiré de l’article « Sur les méthodes en phyllotaxie » de Plantefol, paru in Comptes Rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 1946, Tome 222, pp. 1508-1510, cité, sans précision de la page, par [Gorenflot, R., 1977, 1998], pp. 31-32. C’est l’auteur (Plantefol) qui souligne.

35.

[Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997], p. 236. Sachs précisait : « puisqu’en outre aucune relation réelle n’a été établie entre cette méthode et l’histoire du développement ou la classification des plantes ou encore la mécanique de la croissance, en dépit de nombreuses observations, il me semble absolument impossible d’imaginer quelle valeur la méthode peut avoir pour un aperçu plus profond sur les lois de la phyllotaxie » ; notre traduction du texte suivant : “since moreover no actual relationship of the method to the history of development, to the classification of plants, or to the mechanics of growth, has been established, it seems to me absolutely impossible to imagine what value the method can have for a deeper insight in the laws of phyllotaxis”, Textbook of Botany, London, 1882, cité, sans indication de page, par [Adler, I., Barabe, D. et Jean, R. V., 1997], p. 236.

36.

[Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 31.

37.

[Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 31.

38.

[Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 31.

39.

[Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 33.

40.

Dans la différence entre les hélices tournant à gauche (sénestres) et les hélices tournant à droite (dextres), on peut voir un résidu de recours à une représentation géométrique. Toutefois, Plantefol choisit des termes non techniques alors que, sur ce point tout au moins, il aurait pu davantage recourir au langage géométrique avec la convention du sens inverse trigonométrique, et du sens trigonométrique. C’est, selon nous, un signe supplémentaire de son aversion pour les mathématisations, pratiques qu’il juge bien souvent trompeuses et idéalisantes à l’excès.

41.

[Gorenflot, R., 1977, 1998], p. 34.

42.

Voir le chapitre de J.-F. Leroy in [Taton, R., 1964, 19995], p. 762.

43.

Voir [Morange, M., 1994], chapitre 14.

44.

Voir [Gilbert, S. F., 1988].