Esprit étroit et information

La première question spécifique de Fisher est donc la suivante : qu’est-ce que l’on peut apprendre d’une expérimentation à faible nombre d’échantillons ? Cette question recèle en fait deux volets problématiques. Le premier est typiquement celui qui concerne l’expérimentateur : comme faire parler au mieux des données qui sont en faible nombre ? La solution à ce problème sera technique. Ce sera celle de l’ajout artificiel d’un aléa au moyen de ce que l’on appellera un « modèle » hypothétique « statistique » ou « probabiliste ». C’est la solution modéliste que nous avons évoquée. Mais il y a le second volet problématique, celui qui concerne ce que signifie, d’un point de vue cette fois-ci épistémologique, le fait d’apprendre quelque chose au sujet d’un système naturel. C’est là que Fisher décide de nommer information ce que l’expérimentateur apprend au moyen d’expérimentations doublées de l’instrumentation modéliste et statistique censée pour sa part répondre au premier volet problématique. Une telle approche modéliste en biométrie se double donc d’une perspective informationnelle. Pour quelle raison ? Et que signifie ici le terme information ?

En fait, Fisher considère qu’« apprendre » quelque chose au sens d’une information, c’est pouvoir faire « entrer » cette chose « en l’esprit » 67 . Pour lui donc, ce qui empêche à la « quantité de données » d’« entrer dans l’esprit », ce n’est pas une incapacité native ou essentielle de l’esprit, ce n’est pas non plus une hétérogénéité totale entre la substance de l’esprit et la substance de ce que l’on veut lui faire assimiler (les données), ce n’est pas enfin une différence de langages (ce qui nécessiterait en ce cas une traduction) entre l’esprit et les données observationnelles, mais ce n’est que le dimensionnement réduit de l’esprit, ce n’est que la quantité de l’information et non sa qualité qui selon lui est à considérer comme rédhibitoire. C’est uniquement parce que l’esprit est étroit, qu’il est donc doté d’une faible capacité d’assimilation et de rétention de l’information, qu’il faut le compresseur et l’entonnoir de la statistique pour lui faire assimiler cette information. Pour Fisher, il n’y a donc pas de problèmes d’hétérogénéité substantielle ou de traduction linguistique entre esprit et données observationnelles. L’apprentissage du monde observable ne ressortit pas tant de la construction de représentations du monde plus ou moins bien formalisées et d’une nature préalablement adaptée à l’esprit que d’une simple réduction de ce qui, par principe et selon l’épistémologie de Fisher, se donne toujours déjà comme une substance tout à la fois informée (dotée d’une forme) et informante (donatrice de forme) donc à même d’entrer telle qu’elle dans l’esprit et d’y former une connaissance. Pour que l’esprit humain soit lui même in-formé par la forme des données, c’est-à-dire par leur in-formation, et qu’il s’assimile donc ces données quasi-identiquement et comme organiquement, il lui faut donc au préalable simplement les « réduire ». C’est le sens de la réduction des données au moyen des statistiques :

‘« Brièvement, et dans sa forme la plus concrète, l’objet des méthodes statistiques est la réduction de données. Une quantité de données qui, en général, de par sa simple masse est incapable d’entrer en l’esprit, doit être remplacée par des quantités en nombre relativement faible et qui doivent représenter adéquatement le tout ou qui, en d’autres termes, doivent contenir le plus possible - idéalement la totalité - de l’information pertinente contenue dans les données originelles. » 68

Ce qui doit être représenté, c’est le « tout » non pas du phénomène mais de l’information originelle. L’objet de la statistique est donc de fournir une représentation d’information et non la représentation d’un objet ou d’un phénomène naturel. Ce qu’elle vise, c’est une information pertinente sur une information redondante 69 . La représentation statistique construit donc l’information valant sur une information. C’est l’information d’une information. En ce sens, la représentation qui en résulte reste elle-même une information car cet exercice de redoublement de l’information est idempotent 70 . Il n’y a donc pas à in-former préalablement nos observations sur le monde, à leur donner une forme, à les formaliser, puisqu’elles naissent toujours déjà pourvues d’une structure informationnelle. La seule chose qu’il y a à faire consiste éventuellement à traiter l’information en quoi les données consistent toujours déjà pour que cette information convienne à l’esprit, c’est-à-dire pour qu’elle lui soit dimensionnée. L’hypothèse épistémologique de Fisher est donc assez différente de l’hypothèse antiréaliste et positiviste du physicien et philosophe autrichien Ernst Mach (1838-1916) comme du biométricien Karl Pearson. Pour Fisher, il ne s’agit pas de nier qu’il y ait une nature extérieure à l’esprit. Fisher, en ce sens, ne semble pas adhérer à l’ontologie moniste et minimaliste du phénoménisme. Mais il y a cependant tout lieu d’affirmer selon lui que toute observation se meut déjà dans l’élément même de l’informationnel. À ce titre, il n’y a pas à la transposer, à l’in-former ou à la traduire. À strictement parler, la biométrie fishérienne règle donc ainsi radicalement le problème de la formalisation : il n’y a pas de problème de formalisation du vivant puisqu’il n’y a pas d’étape préalable de formalisation. L’approche populationnelle et purement métrique permet donc de faire abstraction de cette question de la représentation ou de la concevoir comme un faux problème ou encore comme un problème épistémologiquement dépassé. C’est en ce sens que Fisher ne théorise pas, à proprement parler, et qu’il reste du côté de l’expérimentation biologique. Mais ce faisant, on peut dire qu’il maintient tout de même une sorte de rapport de représentation puisque qu’il institue un représenté et un représentant, même s’ils se trouvent se mouvoir tous deux à l’intérieur de l’élément information. C’est donc de l’intérieur d’elle-même qu’il travaille l’information acquise par expérimentation. Telle est bien la tâche de la statistique selon, Fisher.

Or, pour travailler de l’intérieur une telle information et lui faire dire tout ce qu’elle peut dire en le moins de mots possibles, ce qui, en cela tout au moins, est bien suivre la conception machienne et pearsonienne de la science entendue comme économie de pensée 71 , il faut que les estimations des paramètres de la variabilité biologique (les courbes de fréquences) soient exactes. Mais, selon Fisher, ce qui confère cette exactitude est l’approche par une loi mathématique hypothétique, c’est-à-dire par ce qu’on appellera plus tard un modèle statistique. Or, à quoi correspond cette exactitude si elle n’est pas l’exactitude d’une correspondance entre la représentation d’une réalité et cette réalité elle-même ? Qu’est-elle si elle ne peut prendre sens que dans le rapport d’une structure informationnelle à une autre structure informationnelle censée se substituer à une réalité naturelle hypothétique ? C’est là qu’intervient le rôle d’un infini que l’on pourrait qualifier d’« hypothétique » pour le distinguer du concept classique d’infini potentiel qui ne répond pas tout à fait au même problème.

Notes
67.

Voir le passage cité plus bas.

68.

“Briefly, and in its most concrete form, the object of statistical methods is the reduction of data. A quantity of data, which usually by its mere bulk is incapable of entering the mind, is to be replaced by relatively few quantities which shall adequately represent the whole, or which, in other words, shall contain as much as possible, ideally the whole, of the relevant information contained in the original data”, [Fisher, R. A., 1922], p. 311.

69.

“Any information given by the sample, which is of use in estimating the values of these parameters, is relevant information”, [Fisher, R. A., 1922], p. 311. C’est nous qui soulignons.

70.

L’idempotence est cette propriété des applications projectives telle que le fait de les composer à elles-mêmes ne les modifie pas. Si ‘o’ est le symbole de composition d’une application p, on la formule ainsi : p o p = p.

71.

Voir [Mach, E., 1883, 1904, 1987], p. 3 : « J’ai déjà exposé mon opinion sur la nature de toute science, qui est de la considérer comme une économie de pensée » ; p. 12 : « L’économie dans la communication et la conception appartiennent à l’essence de la science » ; p. 450 : « Lorsque nous faisons dans la pensée une copie d’un phénomène, jamais celle-ci n’est faite d’après le fait global mais bien d’après celui de ses côtés qui nous a semblé important. Dans cette opération, nous avons un but qui est le produit indirect ou immédiat d’un intérêt pratique. Nos copies sont toujours des abstractions et, ici encore, l’on peut constater cette même tendance à l’économie », c’est l’auteur qui souligne. Sur l’ontologie antiréaliste de Mach, voir ibid., pp. 450-451 : « Il n’y a dans la nature aucune chose invariable. Une chose est une abstraction […] Les sensations ne sont pas des ‘symboles de choses’. La ‘chose’ est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d’une stabilité relative […] [Les sensations] sont les véritables éléments du monde. »