Le rôle d’un infini hypothétique dans le modèle statistique

Pour répondre à la question de ce que signifie l’exactitude dans une conception informationnelle de l’expérimentation, il faut en effet remarquer que l’importante introduction de l’infinité aux yeux de Fisher 72 est une conséquence directe de sa conception fréquentiste de la probabilité. Puisque la probabilité n’est conçue, selon cette perspective, que comme la limite de la fréquence d’un événement, pour s’autoriser à en manipuler le concept exact, il faut supposer qu’il recèle toujours en lui un infini : le passage à la limite. L’exactitude de la loi de probabilité estimée, donc l’exactitude de notre information sur la variabilité biologique, suppose que l’on n’oublie pas que subsiste toujours ce support hypothétiquement infini de la probabilité. Donc c’est bien d’abord par la notion d’infinité, commandée elle-même par une conception fréquentiste de la probabilité, que Fisher fait pour la première fois entrer de l’hypothétique dans son travail sur l’informationnel 73 . Car l’exactitude exige l’hypothétique passage à l’infini de l’évaluation d’une fréquence. Cette nécessaire première infinité autorise la manipulation exacte de la probabilité. Or c’est dans ce choix raisonné pour l’hypothétique, c’est-à-dire pour une sorte de fiction bien fondée, que l’on peut voir une des sources du déracinement des formalismes en biométrie.

Mais le concept de probabilité seul ne suffit pourtant pas à définir une courbe de fréquence continue. Les calculs d’évaluation des estimations au moyen des tests de signification (le ‘t’ de Student par exemple) montrent que ce sont des statistiques à distributions continues qui conduisent à une exactitude dans l’estimation 74 . Si l’on veut faire tendre l’histogramme vers une réelle courbe continue de distributions de fréquences où chaque fréquence est représentée par une classe d’échantillons, alors il faudra là aussi considérer que cette courbe de fréquence est la limite d’un histogramme de probabilités où les intervalles sont de plus en plus petits mais où le nombre d’échantillons par probabilité tend lui aussi vers l’infini afin que chaque élément différentiel de probabilité (dp) soit évaluable. Chaque dp exige donc une double infinité : en tant que probabilité d’une part, et d’autre part, en tant qu’élément évanouissant d’une courbe continue de distributions de fréquences exactes (ou de distributions de probabilités). C’est introduire là ce que Fisher appelle la « seconde infinité » 75 . Or, c’est cette seconde infinité qui va définitivement déplacer le caractère hypothétique porté auparavant par le seul concept fréquentiste de probabilité vers un construit mathématique appelé « loi mathématique » hypothétique 76 . Ce déplacement de l’hypothétique d’un concept vers l’hypothèse d’un construit qui, à son tour, va ensuite servir de substitut à la nature dans l’analyse de son aspect informationnelle, se perçoit très bien dans l’expression alors adoptée par Fisher de « population hypothétique infinie ». Dans le passage décisif de l’article de 1922 que nous évoquons ici et qui prépare l’avènement du modèle statistique, c’est la population des faits potentiellement observables qui, imperceptiblement, finit par hériter du qualificatif d’« hypothétique ». Dans le concept de « population hypothétique infinie » avec lequel la justification fishérienne s’achève, les deux éléments hypothétiques des deux infinités sont l’un et l’autre pris en compte et situés en une fiction commune qui sert de fondement pour une exactitude dans l’estimation. Le caractère hypothétique, venu de l’interprétation fréquentiste de la probabilité, contamine donc au final le construit mathématique. Ce dernier en hérite pour devenir ce que l’on appellera un « modèle statistique ».

C’est donc pour une raison rigoureuse, interne au raisonnement anti-bayésien de Fisher, que le concept de modèle est introduit en biométrie comme une loi mathématique à concevoir de manière hypothétique. Pourtant cette introduction n’est pas principalement due au fait que Fisher aurait par-là totalement adhéré au phénoménisme et à l’ontologie antiréaliste de Mach ou de Pearson. La « population hypothétique et infinie » de Fisher n’est pas simplement une sorte de « symbole mental » au sens où l’entend Mach, c’est-à-dire au sens d’un opérateur abstractif et économique pour la pensée et tendant à rassembler en un pur être de raison un ensemble de propriétés sensitives immédiates.

Notes
72.

Presque toute une page lui est consacrée dans [Fisher, R. A., 1922], p. 312.

73.

Cela se confirme même explicitement dans un passage de l’article plus tardif de 1925 “Theory of Mathematical Estimation” : “Being infinite the population is clearly hypothetical […] Briefly the hypothetical population is the conceptual resultant of the conditions which we are studying”, [Fisher, R. A., 1925], p. 700.

74.

Voir l’introduction de [Fisher, R. A., 1930] remontant à 1950 et publiée dans Contribution to Mathematical Statistics, New York, John Wiley & Sons, 1950, 22, p. 527a : “It is emphasized that statements of equality (exact statements) of fiducial probability can only be derived from statistics having continuous distributions.”

75.

“In frequency curves, however, a second infinity is introduced”, [Fisher, R. A., 1922], p. 312.

76.

[Fisher, R. A., 1922], p. 312.