Le causalisme faible de Fisher

On pourrait croire en effet que ce modélisme fishérien ne fait que développer l’antiréalisme que Pearson avait auparavant prôné dans La grammaire de la science. Il est en fait de nombreux passages qui montrent que Fisher conserve toujours cette foi causaliste que Pearson avait pour sa part fermement rejetée à la suite de Mach 77 . Rappelons en effet que, dans son ouvrage de 1892, Pearson s’était appuyé sur les analyses antimétaphysiques de Mach pour définir la causalité comme une abstraction valant seulement pour désigner commodément et synthétiquement 78 les rapports mutuels entre les « copies mentales des faits » 79 . Or, pour Mach et Pearson, ces dernières sont elles-mêmes de la nature d’une abstraction. Elles sont donc construites fictivement par l’esprit humain à partir des seuls éléments réels du monde qui lui soient accessibles : les sensations. Mach avait ainsi remplacé le concept de « cause » par celui de « fonction » 80 . Dans sa réédition de 1911, Pearson, de son côté, fort des derniers développements sur la corrélation statistique, renforce encore l’argument en défaveur de la réalité de la cause, mais cette fois-ci, non seulement en niant, comme Mach, le fait qu’elle corresponde à « quelque réalité existant derrière les phénomènes » 81 mais aussi en affaiblissant (ce qui est nouveau par rapport à l’argument de Mach) la nature de la dépendance entre « cause » et « effet » au moyen du concept de corrélation. Pearson écrit : « Ce concept de corrélation entre deux événements embrasse toute relation, depuis l’indépendance absolue jusqu’à la dépendance complète. Il forme la catégorie la plus vaste par laquelle nous avons à remplacer la vieille idée de causation. » 82 Autrement dit, chez Pearson, la causation est ébranlée tant du côté de son enracinement dans les choses que du côté de sa nécessité supposée, tant dans son lien à la réalité que dans la fermeté de ce lien de dépendance qu’elle établit entre les phénomènes.

Or, de son côté, Fisher ne suit pas Pearson sur cette pente, même s’il conçoit les causes de façon indéterministe 83 . Ainsi, il ne craint pas de recourir aux notions de cause et d’effet, notamment dans son travail d’analyse des expérimentations agronomiques, mais aussi quand il s’agit de justifier le fait que des mesures indépendantes peuvent être considérées comme assimilables à un échantillon aléatoire tiré dans une population infinie :

‘« On doit noter qu’il n’y a pas de fausseté dans le fait d’interpréter tout ensemble de mesures comme un échantillon aléatoire d’une population infinie ; parce que tout ensemble de nombres de ce type est un échantillon aléatoire de la totalité des nombres produits par la même matrice de conditions causales : la population hypothétique que nous étudions est un aspect de la totalité des effets de ces conditions, de quelque nature qu’elles soient. » 84

Dans ce passage difficile, Fisher veut répondre à l’objection suivante : le fait de substituer systématiquement au phénomène total mesuré un modèle équivalent, qui prend de surcroît toujours la forme mathématique d’une population statistique infinie de faits observables, semble porteur de fausseté dans la mesure où cette hypothèse paraît a priori lourde et réductrice voire trompeuse quant à la nature effective du phénomène. Ce que nous pouvons déjà dire, c’est que, du fait qu’il s’attache à y répondre, Fisher reçoit cette objection. C’est-à-dire qu’il lui trouve un sens. Cela montre déjà assez qu’il choisit de ne pas négliger totalement le problème de la nature de la cause effective, au contraire de Pearson.

La réponse de Fisher à cette objection consiste ensuite à arguer du fait que la population hypothétique infinie peut toujours être considérée comme rendant compte fidèlement et intégralement d’un seul aspect, il est vrai, de la structure causale du phénomène. Pour montrer que l’information directement prélevée par expérimentation (les mesures) et l’information construite par le modèle statistique peuvent être réduites l’une à l’autre et directement comparées sans introduire par-là une « fausseté », Fisher s’attache à montrer que la population hypothétique infinie nous est transparente du point de vue des conditions causales qui sont à l’origine des effets observables. Mais afin de rendre claire dans son argument l’innocuité de l’introduction du modèle de population infinie, il est obligé de faire intervenir un troisième terme entre mesures et modèle : c’est cela qu’il nomme la « matrice des conditions causales ». Le modèle populationnel est une partie totale d’un aspect de la matrice des causes. C’est-à-dire qu’il épuise a priori ce que l’on peut apprendre du phénomène vu sous cet aspect précis. Il est l’hypothèse d’une information totale sur le phénomène selon cet angle de vue précis. Donc, si l’expérimentation elle-même prend garde de n’interroger le phénomène que sous ce même angle de vue, on pourra aussi bien dire que les mesures proviennent de la « matrice des conditions causales » effective (du phénomène mesuré) que du modèle qui a capté totalement cette seule matrice sous ce seul aspect. Donc, dans les calculs d’inférence statistique, on peut substituer le modèle à la réalité causale effective parce qu’il en est identiquement la matrice causale selon le point de vue que l’on s’est fixé.

Ainsi, à ses propres yeux, Fisher ne semble pouvoir justifier définitivement l’introduction du modèle hypothétique que parce qu’il peut encore s’appuyer sur une théorie du troisième terme (qui ne vaut cependant qu’en tant qu’il existe et sert ainsi de point d’ancrage minimal à la fois pour les mesures et pour le modèle mais non point parce qu’on en peut saisir la nature intrinsèque) et sur une théorie minimale de la correspondance entre une information et une réalité : cette correspondance est en effet fantomatique en ce qu’elle est strictement perspectiviste (avec la restriction du point de vue ou de l’« aspect ») et elle ne réfère pas à des causes réputées réellement définissables en elles-mêmes mais simplement à une « matrice de conditions causales », qui plus est, probabiliste, c’est-à-dire indéterministe. Autrement dit, cette réalité faible qui joue le rôle d’un point d’ancrage minimal nécessaire à la légitimation définitive de l’introduction d’un modèle n’est définie que par ce qu’elle occasionne dans ses effets. Donc le modèle devrait pouvoir valoir « quelle que soit la nature » des « conditions causales », c’est-à-dire quelle que soit la nature du phénomène. Là est une des significations épistémiques majeures de ce nouveau type de mathématisation.

Pour finir sur ce point, remarquons qu’une telle interprétation du modèle mathématique n’exige finalement qu’une seule chose du phénomène : qu’il ait une identité, qu’il ait une nature (indéterministe) stable qui puisse justifier sa substitution par un modèle calqué sur l’hypothétique matrice de conditions causales. Il faut que ce phénomène ait cette constance minimale en quoi consiste précisément une nature. Il faut qu’il soit identifiable au sens où il doit être au moins identique à lui-même, tout au moins du point de vue de sa matrice causale totale et par-delà la variabilité à laquelle cette même matrice peut prêter, dans ses effets, et qu’elle détermine fondamentalement. En ce sens, il nous est possible de comprendre que Fisher ne récuse pas totalement l’idée de causalité puisque c’est la supposition d’une structure causale commune entre le modèle et la réalité qui selon lui autorise que l’on substitue l’un à l’autre dans les tests de signification. Son modélisme ne peut donc totalement adhérer à un antiréalisme et un anticausalisme radical comme celui de Pearson. En ce sens, nous souscrivons pleinement à l’interprétation du statisticien et historien des sciences Alain Desrosières lorsqu’il écrit qu’à la différence de Karl Pearson, « le test [de signification] de Fisher est inscrit dans une visée de vérité et de science : une hypothèse théorique est jugée plausible, ou elle est rejetée, compte tenu des données observées » 85 . Fisher ne renonce pas en effet totalement à l’idée de la vérité-correspondance même si elle devient avec lui une idée doublement régulatrice et non constitutive : d’une part en ce que tout modèle ne donne qu’un aspect de la nature du phénomène (perspectivisme), d’autre part en ce qu’il n’est pas possible de préciser davantage (même en esprit) la nature du phénomène autrement que par la postulation hypothétique d’une « matrice causale » sur laquelle on ne fait que prélever des informations. Les deux termes de la correspondance qui se font face dans une telle théorie de la vérité-correspondance ont donc certes une existence chez Fisher mais une existence faible, hypothétique, plus précisément : une existence purement informationnelle du côté du savoir, et purement matricielle indéterministe du côté de la réalité sue.

Notes
77.

Pour une analyse suggestive de ce texte de Pearson à la lumière de l’épistémologie de Mach, voir [Desrosières, A., 1993, 2000], pp. 132-140.

78.

Dans la préface à la seconde édition de son livre (1899), on lit : “Step by step, men of science are coming to recognize that mechanism is not at the bottom of phenomena, but is only the conceptual shorthand by aid of which they can briefly describe and resume phenomena”, [Pearson, K., 1892, 1937, 1949], p. 5.

79.

[Mach, E., 1883, 1904, 1987], p. 451.

80.

[Mach, E., 1883, 1904, 1987], p. 2.

81.

Voir l’extrait du chapitre 5 intitulé « Contingence et Corrélation » de La grammaire de la science cité par [Desrosières, A., 1993, 2000], p. 135. L’auteur cite la traduction française de Lucien March parue en 1912. Elle inclut encore le chapitre 5 que Pearson retirera par la suite notamment du fait des progrès en statistiques. On en peut encore lire un résumé in [Pearson, K, 1892, 1937, 1949], p. 349.

82.

Voir l’extrait du chapitre 5 de La grammaire de la science cité par [Desrosières, A., 1993, 2000], p. 138.

83.

Fisher a ensuite théorisé son propre indéterminisme dans plusieurs articles à tonalité philosophique. Voir [Fisher, R. A., 1934] et [Fisher, R. A., 1950]. Dans l’article de 1934, il se livre ainsi à une analogie entre la théorie de la sélection naturelle et la seconde loi de la thermodynamique en insistant sur le fait que l’une et l’autre présentent des causations indéterministes au niveau microscopique tandis qu’à l’échelle supérieure elles dessinent l’une comme l’autre un destin parfaitement déterminé. Le « principe d’indéterminisme » de la physique quantique lui paraît également suggérer une telle analogie. C’est ce qui amène Fisher à considérer que le fait de se représenter un monde gouverné par des causes indéterministes, comme il se le figure en effet, ne consiste pas du tout à renoncer au déterminisme mais à en faire un cas particulier d’ordonnancement statistique des causations indéterministes : Fisher propose donc un élargissement du concept de causalité en faveur de l’indéterminisme. De plus, de telles analogies qui traversent si bien le domaine de la microphysique, de la cinétique des gaz, de la thermodynamique comme de la biologie ont, selon lui, la vertu d’« unifier le concept de loi de la nature » ([Fisher, R. A., 1934], p. 99), concept auquel Fisher tient particulièrement puisqu’il y reviendra également 16 ans plus tard dans l’article de 1950. Mais, dans cet article plus tardif, une tonalité religieuse vient s’ajouter au propos puisqu’il s’agit de montrer le « pouvoir créatif » de la « causation indéterministe » y compris dans ses résultantes globalement déterministes. Ainsi Fisher montre que Bergson a tort d’imposer une fausse alternative au biologiste en lui ordonnant de choisir entre un mécanisme ou un vitalisme car Bergson ne sait pas que c’est l’indéterminisme qui gouverne l’univers à la fois physique et biologique ; ce qui est une donnée scientifique nouvelle à quoi la philosophie doit se plier. Or, si l’on accepte cet état de fait, on n’a plus besoin de recourir à la « magie » de l’élan vital. Et la sélection naturelle peut être néanmoins présentée comme un processus à la fois créatif et déterminé. La touche finale religieuse est alors la suivante : toutes ces théories des élans vitaux, des tendances individuelles modelant le monde, ces théories des hérédités des caractères qui sont acquis à force d’adaptation et de volonté des individus (lamarckisme) font fi du jeu universel de la sélection naturelle au niveau des réelles performances. Elles postulent faussement qu’il ne se joue qu’au niveau des seules tendances ou des élans seulement virtuels. Elles sont ainsi comparables à une théologie chrétienne qui, de façon déséquilibrée, ne privilégierait que la tension spirituelle de la foi, sensible au cœur, en oubliant le rôle du travail du corps de l’homme dans le monde (dialectique classique de la foi et des œuvres) : de même que la foi ne suffit pas à réaliser les desseins de Dieu sans les secours, il est vrai d’abord cachés dans leur efficace à nous comme aux autres, de nos propres œuvres, de même toutes les tendances, tous les élans vitaux, toutes les tensions adaptatives ou mutationnelles (critique au passage de la théorie qui surestime le rôle des mutations génétiques) interviennent certes dans l’« évolution créatrice » mais restent de très peu de poids par rapport à la masse des interactions statistiques entre les performances réelles des individus dans la vaste écologie du monde. Voir [Fisher, R. A., 1950], pp. 9-11 et 17-20.

84.

“It should be noted that there is no falsehood in interpreting any set of independent measurements as a random sample from an infinite population ; for any such set of numbers are a random sample from the totality of numbers produced by the same matrix of causal conditions : the hypothetical population which we are studying is an aspect of the totality of the effects of these conditions, of whatever nature they may be”, [Fisher, R., 1922], p. 313.

85.

[Desrosières, A., 1993, 2000], p. 353.