Précision de l’indéterminisme : critique des premières formules mathématiques générales (1921)

Un autre aspect des travaux de Fisher intéresse là aussi directement notre historique de la modélisation des plantes. Il s’agit de celui dans lequel Fisher manifeste une très grande réserve à l’égard des premières « analyses quantitatives de la croissance des plantes » qui mettent en œuvre ce qu’il appelle des « formules mathématiques générales » 92 . En effet, en 1921, au moment même où il publie ses articles fondateurs autour de la méthode des plans d’expérience, il trouve par ailleurs l’occasion de se livrer à une vive critique des travaux des physiologistes des plantes que sont G. E. Briggs, C. West et F. Kidd. En 1920, ces derniers avaient introduit une méthode pour calculer ce qu’ils appelaient le Taux de Croissance Relative (TCR) 93 de la plante. Ce concept avait lui-même été proposé auparavant, en 1919, par le botaniste britannique Vernon Herbert Blackman (1872-1967) dans un article des Annals of Botany 94 . Blackman avait en effet remarqué que l’on pouvait approximativement exprimer les valeurs successives de la masse d’une plante de la même manière que l’on exprime l’accroissement d’une masse monétaire par la loi dite des « intérêts composés » 95 . Il avait été le premier à proposer une formulation mathématique aussi synthétique pour la croissance de la plante. Briggs, West et Kidd réagirent alors très vite et, l’année suivante, ils proposèrent une méthode pour mener au calcul effectif de cette valeur à partir de « données qui avaient été laissées en sommeil dans la littérature depuis quarante années » 96 . Dans son article de 1921, Fisher rappelle d’abord comment les auteurs définissent ce taux de croissance relative R 97 . Si m est la masse de la plante à l’instant t, et m0 sa masse initiale, R intervient de la façon suivante :

Ainsi, si l’on prend deux mesures successives 1 et 2 de la masse de la plante, on a :

De plus, Fisher constate que l’on peut aussi écrire R à chaque instant en dérivant l’expression (1) :

En fait, Fisher fait remarquer ce point important : bien que l’expression (2) donne la valeur moyenne de R sur une période de temps entre deux observations, l’expression (3) donne la valeur précise de R à chaque instant. Il semble donc a priori nécessaire de préciser quelle approche sera favorisée dans l’évaluation de R à partir des mesures.

Afin de régler ce problème d’interprétation liminaire, Fisher cite ensuite un large extrait de l’article de Briggs, West et Kidd dans lequel ces derniers expriment en substance quatre idées successives : 1) Tout d’abord, pour justifier leur recours à une telle formule, ils souscrivent au raisonnement analogique de Blackman (1919) : une telle formulation semble être a priori la plus naturelle dans la mesure où, comme dans de nombreuses réactions chimiques et biologiques, elle ne fait qu’exprimer le taux d’une croissance par la quantité de changement par unité de matériau et par unité de temps (d’où l’adjectif « relatif » dans « taux de croissance relatif » qui convient bien aux auteurs comme à Fisher lui-même). 2) Dans la plante cependant, le taux de changement n’est pas constant : il change lui-même constamment. 3) En conséquence, il faudrait dans l’idéal évaluer R en espaçant les mesures d’une période infiniment courte. 4) Mais, comme cela n’est bien sûr matériellement pas possible pour l’expérimentateur, il faut se replier sur une approche que les auteurs qualifient de « purement conventionnelle » 98  :

‘« Il doit être remarqué que la méthode ne prétend pas à la précision mathématique, n’étant qu’une simple approximation de la moyenne sur la semaine, mais avec les résultats qui sont disponibles à l’heure actuelle, rien de plus précis ne peut être obtenu. » 99

Fisher souligne alors le contraste qui selon lui apparaît entre la précision de la première définition du taux de croissance relative et « le caractère arbitraire et inconséquent de la méthode qui est proposée pour le calculer » 100 . La formule précise (3) découle de l’évocation de l’idée numéro 1 des auteurs, tandis que c’est la formule grossière (2) qui semble devoir s’imposer devant les suggestions d’apparence modestes et réalistes de l’idée numéro 4.

Il y a donc selon Fisher une contradiction inhérente aux projets de ces physiologistes amateurs de formules générales. La formule générale peut être exacte si on la considère à l’échelle de l’instant et c’est d’ailleurs parce qu’elle possède cette qualité qu’on en justifie l’introduction. Mais quand il s’agit de lui faire rencontrer les mesures, elle devient semble-t-il lâche et très peu rigoureuse. Et l’argument qui vient alors est celui de l’approximation assumée. Mais il y a là quelque chose d’incohérent : comment peut-on, dans un premier temps, légitimer l’introduction d’une expression mathématique au nom de sa précision et, dans un deuxième temps, faire justement fi de cette précision pour la rendre applicable ? En renonçant à l’usage précis qu’on en peut faire ne détruit-on pas en même temps la légitimité qu’on avait voulu lui accorder et n’abandonne-t-on pas dès lors sa formulation au pur arbitraire ?

En fait, tel n’est pas a posteriori le cas puisqu’il se trouve que la formule (2) peut être employée sur n’importe quel laps de temps 101 . Mais Fisher voit déjà une autre difficulté dans cette proposition. Les auteurs ont certes eu raison de rappeler le fait que recourir à la formule exacte imposerait de se donner des laps de temps infiniment courts. Mais ils n’ont vu là qu’une seule infinité au lieu des trois qu’il devrait être nécessaire, en théorie, de maîtriser, selon Fisher, pour qu’une telle formule soit correctement employée : la période de temps infinitésimale, mais aussi la précision infinie et le nombre infini d’échantillons 102 . En fait, au vu de cet idéal infinitiste (qui, rappelons-le, est pour sa part assumé dans la méthode de Fisher puisqu’il est projeté dans le modèle, c’est-à-dire dans l’« hypothétique population infinie » 103 ) et au vu des données qu’utilisent les auteurs en plus du relevé des masses végétales (les moyennes hebdomadaires des températures et le nombre d’heures journalières d’ensoleillement), ce n’est même pas d’imprécision qu’il faudrait parler selon Fisher puisqu’on aboutit à des erreurs de 100% ou plus ! Comme toutes les autres données sont aussi mal suivies que la masse, il y a donc selon Fisher quelque tromperie à faire croire que le passage à la méthode approximative ne serait dû qu’à l’impossibilité pratique d’appliquer la formule de R à chaque instant.

À le lire de près, on comprend donc que, selon Fisher, il faut prendre conscience de la variabilité de toutes les données mesurées pour prendre réellement la mesure des approximations qu’impose l’application d’une « formule mathématique générale ». Or c’est précisément cette variabilité dont les physiologistes n’ont pas bien pris conscience, semble-t-il 104 .

Fisher propose alors un certain nombre de corrections ponctuelles, notamment celle qui consiste à considérer que le passage de l’intérêt composé à l’intérêt simple exige que l’on prenne plutôt la masse médiane (c’est-à-dire ½ (m1 + m2)) au lieu de la masse initiale de la période de temps considérée si l’on veut une meilleure évaluation de R. Sans rentrer davantage dans le détail de ces suggestions qui semblent n’être pour lui qu’autant de pis-aller tant la méthode générale des « formules mathématiques » lui paraît contestable sur le principe (même s’il ne le conteste pas frontalement puisque l’approche antérieure de Blackman lui paraît tout de même légitime sur le plan pragmatique), remarquons que Fisher conclut cet article très critique sur les deux idées que l’on doit selon lui en retenir : parce que leur méthode de calcul conduit à exagérer l’accroissement en masse quand la plante croît et parce qu’ils appliquent en même temps une même formule à des laps de temps de longueurs inégales et rendent ainsi leur approche inconsistante, Briggs, Kidd et West proposent une méthode excessivement imprécise alors même qu’elle prétend représenter approximativement (à l’aide d’une approximation qui se veut contrôlée) l’« histoire de la croissance des plantes annuelles » 105 au moyen de « formules mathématiques générales ». C’est cette prétention de fournir une représentation approximative de la plante que Fisher critique.

Le bilan que l’on peut tirer de cette analyse est que Fisher ne conteste pas ouvertement l’approche par les « formules mathématiques générales » en biologie et spécifiquement en physiologie. Mais il tire profit d’une approche ponctuellement mal maîtrisée en ce domaine pour faire ressortir, d’une part, que si l’on veut manipuler correctement la notion d’approximation, il faut la référer à celle d’infinité (de la précision, de la fréquence des mesures et enfin du nombre d’échantillons de mesure) et à l’idéal d’information qu’elle désigne au sujet d’un phénomène, d’autre part, que la physiologie qui veut se mathématiser doit avant tout prendre conscience de l’importance de la variabilité dans tout système biologique. Et l’on a déjà suffisamment vu combien ces deux concepts commandent par ailleurs sa propre mathématisation de la biologie expérimentale.

Fisher montre ainsi que, lorsque l’on se penche sur le problème de la croissance végétale, il est nécessaire de recourir à une « loi mathématique hypothétique » et non à l’idée d’une représentation approchée. Or, il faut bien comprendre que l’hypothèse qu’il pratique n’a plus rien à voir avec les hypothèses métaphysiques qui postulent une co-naturalité entre les mathématiques et le monde. Cette loi hypothétique est un modèle en ce sens qu’elle n’est qu’une grille de lecture informationnelle et fictive des phénomènes. Elle ne suppose aucun enracinement dans la nature des phénomènes. Assez paradoxalement, mais d’une manière finalement compréhensible, c’est même de façon à être réellement objective au regard des expériences et des mesures effectivement faites qu’elle se défend de tout enracinement. L’objectivité de la mesure et de son interprétation commande le déracinement du formalisme. C’est donc déjà un modèle au sens où cette loi hypothétique s’oppose à une théorie prétendant dire l’essence. Elle rejoint bien l’idée moderne de modèle née auparavant chez Faraday et Maxwell, dans la physique de l’électromagnétisme, et popularisée par Boltzmann dans l’article ‘model’ de l’Encyclopedia Britannica dès 1902 106 . Fisher, bien sûr, en connaissait l’existence et la nature. Grâce à cette polémique avec des physiologistes quantitativistes, on comprend que, selon Fisher, en particulier en matière de représentation mathématique de la croissance végétale, c’est bien en décollant du réel que le formalisme exprimera le mieux ce réel, pour nous qui voulons en comprendre et en contrôler les chaînes causales.

Notes
92.

“general mathematical formulae”, [Fisher, R. A., 1921b], p. 372.

93.

“Relative Growth Rate”, [Fisher, R. A., 1921b], p. 367.

94.

[Fisher, R. A., 1921b], p. 372.

95.

[Fisher, R. A., 1921b], pp. 367 et 372.

96.

”to apply these methods to data which have been lying dormant in the literature for forty years“, in Briggs, G. E., Kidd, F. et West, C., 1920, “A quantitative analysis of plant growth. Part I.”, Annals of Applied Biology, VII, 103 ; extrait cité par [Fisher, R. A., 1921b], p. 367 et référence donnée par Fisher : ibid., p. 372.

97.

[Fisher, R. A., 1921b], pp. 368.

98.

“purely conventional method“, [Fisher, R. A., 1921b], p. 368.

99.

”It must be noticed that the method does not pretend to mathematical accuracy, being merely an approximate average for the week, but with such results as are at present available nothing more accurate can be obtained“, in Briggs, G. E., Kidd, F. et West, C., 1920, “A quantitative analysis of plant growth. Part I.”, Annals of Applied Biology, VII, 103 ; extrait cité par [Fisher, R. A., 1921b], p. 368 et référence donnée par Fisher : ibid., p. 372.

100.

”the inconsequent arbitrariness of the method proposed for its calculation“, [Fisher, R. A., 1921b], p. 368.

101.

[Fisher, R. A., 1921b], p. 371. Plus bas, nous verrons que Teissier critiquera lui aussi certaines de ces formules générales analogiques. mais pour d’autres motifs. Cette différence ne sera pas pour rien dans les divergences qui se feront jour entre l’épistémologie anglo-saxonne des modèles probabilistes et celle qui se développera plus tard, en France.

102.

[Fisher, R. A., 1921b], p. 369.

103.

Qui permet en retour l’exactitude ou tout au moins le contrôle de la vraisemblance des paramètres mathématiques du modèle statistique à la Fisher.

104.

C’est là faire écho à une divergence de vue classique entre biométricien et physiologiste. Voir [Schreider, E., 1967], p. 110 : « Et pourtant, lorsque le biométricien affirme que les relations entre les éléments d’un ensemble ne sont pas fonctionnelles, que les rapports de probabilité dominent la physiologie, il répète, avec des preuves plus précises, une vérité connue depuis fort longtemps ». Et Schreider de citer à la suite un passage d’Etienne-Jules Marey (1830-1904) : « Une loi n’est que la détermination des rapports numériques entre différents phénomènes ; il n’y a donc pas de loi physiologique parfaite », extrait de La machine animale, Paris, 1873.

105.

“growth history of annual plants”, [Fisher, R. A., 1921b], p. 372.

106.

Voir Annexe A.