Chapitre 2 – La loi d’allométrie : de la mesure absolue à la mesure relative

À la même époque, la physiologie expérimentale rassemble les suffrages puisque, au moyen des nouvelles méthodes statistiques, elle peut asseoir ses tentatives théoriques sur des confrontations réglées avec l’empirie. Aux côtés de l’agronomie, elle apprend ainsi à amplifier formidablement ses enquêtes expérimentales en maîtrisant les plans d’expérience et les techniques d’analyse de variance. Ayant entre-temps été à l’école de la génétique et de la biométrie, et à l’encontre de sa perspective naguère exclusivement sensible à un comportement supposé normal et déterminé, elle apprend à apprivoiser ce qu’elle se représente comme une variabilité intrinsèque et donc inévitable de tous les phénomènes vivants. Cette variabilité ne se présente plus à elle comme un obstacle rédhibitoire : elle peut désormais être contournée au moyen d’une prise en compte explicite de l’aléa dans le modèle et dans l’interprétation de l’expérience. La physiologie rencontre sur ce point la morphologie statistique.

Cependant, au contraire des agronomes et des généticiens, les physiologistes ne vont pas jusqu’à se donner des lois formalisant l’aléa. Ils ne vont d’ailleurs même pas renoncer au concept de « lois » déterministes. Ils vont ainsi longtemps chercher à expliquer les phénomènes de croissance par des « lois fonctionnelles » exprimées en des termes de mathématique analytique, séparant ainsi nettement la tâche, expérimentale, de la mathématisation statistique de celle, théorique, de la mathématisation analytique des processus physiologiques. Pendant cette période, la biométrie, avec ses modèles, est alors le simple pendant empirique des théorisations mathématico-physiologiques. La méthode des modèles statistiques fera certes entrer la physiologie dans une nouvelle ère expérimentale. Mais les représentations formalisées de la croissance des individus resteront exprimées au moyen de formules analytiques et à prétention théorique.

Il serait là aussi hors de propos de rapporter dans le détail la genèse de la notion de croissance allométrique dans le cadre de ces tentatives d’explications physiologiques et mathématiques de la croissance en général. Il nous suffira de rapporter l’essentiel du contenu scientifique de cette loi mathématisée, en prêtant surtout attention au cortège de notations épistémologiques auquel sa construction et sa légitimation ont pu donner lieu dans le contexte plus spécifiquement français qui nous intéresse. Dans ce cadre, il se trouve qu’il est une figure de premier plan : c’est celle de Georges Teissier. Son importance se mesure à l’ampleur de ses travaux, certes, mais aussi à l’influence idéologique qu’il a pu avoir, comme à l’étendu du pouvoir administratif qui a été le sien pendant un temps.

Nous ne rappellerons pas ici ni la vie, ni les responsabilités politiques, administratives et scientifiques (notamment dans la résistance puis à la direction du CNRS de 1946 à 1950 107 ), ni la teneur des travaux considérables de Georges Teissier dans ses deux autres grands domaines de prédilection qu’étaient la zoologie et la génétique évolutive. Nous renvoyons pour cela aux études déjà assez nombreuses, notamment sur ce dernier sujet, dont celles de Jean Gayon 108 et de Nicolas Givernaud 109 . Rappelons toutefois qu’à partir de 1928, Teissier, mathématicien et biologiste de formation, est en poste à la station maritime de Roscoff. C’est dans ce contexte que, dans l’esprit de la biométrie anglaise de Ronald A. Fisher, et à côté de recherches génétiques expérimentales, il se consacre d’abord à l’analyse statistique de phénomènes de croissance. Jean Gayon a déjà rapporté l’histoire précise du concept d’allométrie 110 . Dans son travail, on voit Huxley et Teissier s’accorder sur la notion d’allométrie, sans toutefois trouver un véritable accord sur le sens biologique de cette formalisation. Nous voudrions justement nous attarder sur le statut épistémique que Teissier donne à ses lois quantitatives et, en particulier, à sa loi d’allométrie. Alors que Jean Gayon travaille sur de nombreux textes antérieurs à 1937 pour établir l’origine précise du concept et de la forme de la loi dans les différents contextes où elle est employée, nous nous limiterons au texte bilan de 1937 et à ses riches explications épistémologiques. Certes, on y trouve surtout une rationalisation a posteriori de l’histoire de ces lois. Mais c’est pour mieux servir à une démonstration épistémologique qui, seule, nous intéressera ici. Nous y chercherons en effet à discerner plus précisément la valeur que Teissier confère aux formalisations ainsi qu’à la signification biologique de leurs variables. Nous verrons en quoi la « loi d’allométrie » constitue déjà, aux yeux de celui qui la propose et la diffuse en France, une sorte de tournant épistémologique dans la direction de ce qui sera nommé plus tard un « modèle mathématique ».

Comme en témoigne le premier chapitre de ce livre de 1937 111 , l’objectif de Teissier consiste dans un premier temps à faire un tour d’horizon sur les « traductions » 112 mathématiques des « lois » de la croissance telles qu’elles existent à la fin des années 1920. Son but est bien sûr de nature théorique au sens où il cherche à mieux comprendre la nature des processus de croissance. Mais il est aussi pratique : essayer de discerner les phénomènes de croissance anormaux c’est-à-dire ceux qui dérivent excessivement loin de la moyenne et sont au-delà de la variabilité reconnue par ailleurs comme naturelle par les postulats de la biométrie. Teissier prend ainsi l’exemple de « la courbe de croissance d’un nourrisson » 113 et il évoque donc, implicitement, l’utilité qui pourrait être tirée de sa « traduction analytique » 114 précise pour le diagnostic médical. Les méthodes de la statistique et de la biométrie sont pour lui un moyen de parvenir à l’expression de lois mathématiques optimales, c’est-à-dire se présentant sous la forme de « relations fonctionnelles » 115 , uniques et ramassées, et ayant de surcroît la propriété d’être ajustées le mieux possible aux déterminismes physiologiques.

Mais, dans un autre article, antérieur d’une année 116 , Teissier précise bien qu’en biologie, au contraire de ce qui se passe pour les lois de la physique, il ne faut pas s’attendre à la possibilité de faire tendre vers zéro les dérives des données autour de la loi théorique. Si, en droit, la physique peut s’attendre à voir diminuer toujours ses erreurs de mesure au regard des prévisions de la loi, cela en améliorant ses dispositifs techniques et en faisant progresser l’acuité de ses instruments de mesure, la biologie est face à une variabilité irréductible et intrinsèque. C’est là que le transfert de la théorie des erreurs à la biométrie rencontre ses limites : aucun progrès technique ne lui permettra de réduire cette variabilité 117 . Ainsi, « les relations quantitatives les plus rigoureuses conservent toujours, lorsqu’elles portent sur les êtres vivants, certains caractères des lois statistiques » 118 . Ces caractères sont matérialisés par le recours à des outils mathématiques, comme la moyenne et l’écart-type, affectés l’un et l’autre de leur erreur probableau sens de Student. Ils ne doivent jamais être absents de l’énoncé d’une loi quantitative biologique puisque la variabilité est intrinsèque à l’objet d’étude. Toutefois, comme Teissier recherche des « relations fonctionnelles », c’est-à-dire des formules mathématiques de type analytique, l’aléa n’intervient pas dans la loi elle-même. Les statistiques servent seulement au dévoilement et à la présentation prudente de lois essentiellement non probabilistes. Même s’il partage sur ce point le causalisme de Fisher, Teissier donne donc un rôle relativement nouveau à la biométrie : elle est pour lui essentiellement un instrument de pondération et d’extraction de « lois quantitatives » et déterministes hors de la gangue que constitue sinon la complexité biologique. Il ne s’agit donc pas de s’arrêter au modèle statistique vraisemblable mais de revenir à un point de vue physiologique par le détour biométrique, il est vrai.

Ce qui est intéressant pour nous est le fait que, dans son texte volontiers pédagogique de 1937, Teissier distingue soigneusement entre les « descriptions quantitatives de la croissance » et les « lois élémentaires de la croissance ». À tel point que les descriptions quantitatives font l’objet d’une section à part, la première de l’ouvrage. Teissier y recense d’abord les « descriptions quantitatives » (de l’augmentation de la taille ou du poids des êtres vivants) appuyées sur ce qu’il appelle une « interprétation chimique » 119 . On comprend donc déjà que, dans l’épistémologie de Teissier, pour finir par être fondées biologiquement, les descriptions quantitatives doivent être interprétées d’une manière ou d’une autre. A priori, le déracinement qu’il autorise pour ses formalismes paraît nettement plus problématique que celui de Fisher. Nous allons donc tâcher de voir ce qu’il en est en analysant ses arguments critiques et épistémologiques tels qu’il les insère dans le texte technique de 1937.

Notes
107.

Voir, sur ces points d’histoire administrative, [Picard, J.-F., 1991], pp. 103-117 et 133-134. Voir également l’article de [Burian, R. M. et Gayon, J., 1990] qui rapporte les démêlées de Teissier dans la querelle du lyssenkisme.

108.

[Gayon, J., 1992], pp. 370-384.

109.

[Givernaud, N., 1999].

110.

Voir [Gayon, J., 2000].

111.

[Teissier, G., 1937], chapitre I, section I.

112.

[Teissier, G., 1937], p. 2.

113.

[Teissier, G., 1937], p. 1.

114.

Selon ses propres termes. Voir [Teissier, G., 1937], p. 2.

115.

[Teissier, G., 1936], p. 56.

116.

[Teissier, G., 1936] paru dans la Revue de métaphysique et de morale. Ce qui indique que Teissier trouve importante toute entreprise de légitimation épistémologique et philosophique de son travail.

117.

[Teissier, G., 1936], p. 56.

118.

[Teissier, G., 1936], p. 57. C’est là rejoindre l’indéterminisme de Fisher.

119.

[Teissier, G., 1937], p. 3.