Les interprétations métaboliques : Bertalanffy (1932) 141

Teissier se montre plus convaincu par l’approche métabolique de Ludwig von Bertalanffy (1901-1972), inspirée au départ par le physiologiste allemand A. Pütter 142 , dans la mesure où elle manifeste la traduction par les équations mathématiques de principes biologiques incontestables et valant de surcroît à l’échelle physiologique, donc à la bonne échelle selon Teissier. Lorsqu’un organisme entier croît, en effet, on peut considérer que son métabolisme est décomposable en deux phénomènes opposés 143  : l’assimilation ou anabolisme (noté ‘a’) d’une part, la désassimilation ou catabolisme (noté ‘c’) d’autre part. Le principe de cette théorie est jugé « très simple et très naturel » 144 par Teissier. Bertalanffy peut alors écrire l’équation de la variation du poids x en fonction du temps :

où α et γ sont des constantes.

Mais comme Bertalanffy « suppose que a est proportionnel à la surface, c’est-à-dire à la puissance 2/3 du poids, et que c est proportionnel au poids », en écrivant x = l3 où l est homogène à la taille de l’organisme, on obtient une équation simplifiée et soluble :

La taille l(t) dessine alors un « arc asymptotique d’exponentielle » 145 en fonction du temps. Ce qui, Teissier le rappelle, a été empiriquement confirmé chez la croissance de certains poissons. L’équation s’« applique » 146 donc bien pour lui.

De façon très significative, au sujet de cette « théorie métabolique » quantifiée, Teissier est bien moins critique que pour les « schémas puérils » 147 inspirés de la chimie. Elle est pour lui recevable dans la mesure où, dit-il, elle est « presque tautologique » 148 . Mais qu’entend-il ici par « tautologique » ? Teissier ne le précise malheureusement pas. Nous suggérons de comprendre ce terme comme renvoyant au fait que les fonctions mathématiques a(t) et c(t) traduisent pour lui immédiatement et sans conteste une évolution quantitative de phénomènes physiologiques déjà par nature quantifiables depuis leur mise en évidence expérimentale progressive par les physiologistes du 19ème siècle. Bertalanffy ne fait ainsi que traduire l’hypothèse de base, voire la définition même de la physiologie. Son apport n’est ainsi pas du tout dans l’explication constructive de la formulation mathématique, il est dans la répétition, mais dans une autre langue, d’un principe depuis longtemps incontesté, d’où ce terme de « tautologie » sous la plume de Teissier. Il est donc des cas où les lois quantitatives sont tautologiques alors même qu’elles sont bien des traductions en langage mathématique de phénomènes biologiques. Du moins ont-elles le mérite de ne pas violenter la physiologie. C’est pourquoi elles sont recevables pour Teissier.

Mais il est une chose que Teissier n’admet pas dans l’approche de Bertalanffy. C’est le passage systématique de la première formulation mathématique de sa loi à la deuxième. Car Bertalanffy se livre alors à des suppositions qui, là, en revanche, font violence à la biologie. Ce sont des hypothèses très lourdes et qu’on ne peut que très rarement voir vérifiées dans la nature. Pour affirmer que le taux de désassimilation est proportionnel au poids, il se fonde par exemple « sur le fait que, chez un animal en inanition, le taux de la dégradation protéique est constant » 149 . Mais, si le fait est avéré en l’occurrence, c’est la généralisation d’une telle observation à toute forme de désassimilation qui est contestable selon Teissier. Autant donc, quand on en reste à une traduction tautologique, la loi peut globalement valoir, autant quand on tâche de la simplifier mathématiquement et de la résoudre afin de la mesurer à l’expérience, on se livre à des hypothèses qui, elles, sont gratuites et « arbitraires » 150 . C’est donc à ce niveau là que la méthode de Bertalanffy retrouve l’« arbitraire » que manifestait en revanche dès l’abord l’approche chimique de Robertson. L’équation de Bertalanffy est donc taxée elle aussi de « schéma ». Mais, selon Teissier, sa situation n’est pas aussi désespérée que celle des théories chimiques de la croissance organique. Dans la mesure où la physiologie est globalement prise en compte et formulée dans l’équation générale, il suffirait peut-être de « suivre de plus près la réalité physiologique » pour « arriver à des résultats non dépourvus d’intérêts » 151 .

Comprenons que ce qui gêne Teissier devant l’équation de Bertalanffy, ce n’est pas le fait qu’elle n’ait pas de sens biologique, bien au contraire. C’est le fait que restant trop proche d’une formulation conceptuelle et qualitative, elle ne parvient pas facilement à redescendre vers ce que Teissier appelle le « concret » pour rencontrer et se confronter aux mesures expérimentales sur leur terrain. Elle reste un schéma qualitatif et, à ce titre, elle promet plus que ce qu’elle peut réellement donner. À l’inverse, les théories chimiques se rendent coupables d’un excès de mécanisme alors que le caractère biologique devrait aussi transparaître dans leurs équations pour que l’on puisse estimer que l’on a réellement des lois interprétées donc « légitimes » biologiquement. En un sens, et pour le dire un peu trivialement, Bertalanffy vise trop haut alors que les physicochimistes et autres biophysiciens visent trop bas.

Par la suite, en ayant auparavant évoqué encore d’autres types de lois sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici et auxquelles il reproche, à peu de choses près, la même chose qu’à celle de Bertalanffy, Teissier conclut ce bilan sur une critique générale : on a des théories éventuellement utilisables au niveau pratique, mais elles ne contribuent pratiquement en rien « à la connaissance scientifique du phénomène qu’elles prétendent étudier » 152 . Dans l’article de 1936, sa critique est plus précise encore puisqu’elle utilise les termes de « système » et d’« analogie » :

‘« Tout en reconnaissant l’intérêt que peuvent avoir certaines comparaisons entre l’évolution des systèmes complexes, beaucoup plus simples, qui sont l’objet des études du physicien et du chimiste, il [le biologiste] évitera de se laisser duper par les analogies, presque toujours trompeuses, qui peuvent exister entre les processus biologiques et les processus physicochimiques qu’il paraît naturel de rapprocher d’eux. » 153

Après une telle analyse du travail de Teissier, on pourrait se dire qu’il en reste à l’idée qu’il ne faut rechercher pour toutes lois mathématiques que celles qui décrivent réellement la nature des phénomènes. Ce sont ces lois qui sont construites mathématiquement à une échelle à laquelle les éléments ont un sens du point de vue physiologique. Ces lois doivent se référer à un mécanisme physiologique réaliste et donc non fictif. Teissier paraît donc ici bien éloigné de la pratique des modèles fictifs telle qu’elle se développe en biométrie. Pourtant, dans la suite de son travail, s’il ne cède jamais sur la conservation du sens biologique des éléments pris en compte, il sera amené à construire un type de loi rigoureux et pourtant délié de toute référence absolue, déraciné de son substrat en ce sens, puisque ne faisant intervenir que des relations métriques internes à l’organisme en croissance.

Voici la méthode d’approche qu’il préconise en effet de son côté et qui va justifier le cadre de son propre travail :

‘« Si l’on veut arriver à une compréhension véritable des processus de la croissance, il faut abandonner ces exercices plus algébriques que biologiques et, avant de prétendre interpréter les processus les plus complexes, essayer de connaître les lois élémentaires du phénomène. » 154

Il faut donc commencer par des expérimentations sur des phénomènes de croissance affectant des êtres organiques élémentaires car c’est là que l’on aura toutes les chances de pouvoir à la fois formaliser de façon calculable et donner un sens biologique aux variables intervenant dans ses formules mathématiques. La formalisation sera ainsi en même temps mathématiquement calculable (donc comparable à l’empirie) et biologiquement signifiante. Car il faut pouvoir tenir les deux ensemble pour Teissier. C’est bien, croyons-nous, la signification épistémologique essentielle pour lui de ce commandement à commencer par l’élémentaire.

Notes
141.

Voir [Bertalanffy (Von), L., 1968], p. 140.

142.

Voir [Bertalanffy (Von), L., 1968], p. 272.

143.

Voir [Teissier, G., 1937], p. 8 et [Bertalanffy (Von), L., 1968], p. 140.

144.

[Teissier, G., 1937], p. 8.

145.

[Teissier, G., 1937], p. 8.

146.

[Teissier, G., 1937], p. 8.

147.

[Teissier, G., 1937], p. 8.

148.

[Teissier, G., 1937], p. 9.

149.

[Teissier, G., 1937], p. 9.

150.

[Teissier, G., 1937], p. 9.

151.

[Teissier, G., 1937], p. 9.

152.

[Teissier, G., 1937], p. 12.

153.

[Teissier, G., 1936], p. 81. Il est probable que Bertalanffy soit directement visé dans ce passage. Ces analogies y sont également qualifiées de « schémas mécanistes » à la nature douteuse, voire de « simples métaphores », ibid., p. 82.

154.

[Teissier, G., 1937], p. 13.