L’allométrie ou la « loi quantitative » de la « croissance relative »

Passer de la considération de la « croissance absolue » à celle de la « croissance relative » relève en effet d’un glissement épistémologique lourd de sens au regard du problème de la quantification du vivant. Pour en prendre l’exacte mesure, il nous faut restituer le raisonnement de Teissier en ses grandes lignes.

Prenant acte du fait qu’on ne pourra passer aisément aux traductions mathématiques de la croissance des mammifères, Teissier propose de ne pas s’attaquer à ce nouveau problème des sources variables de substances nutritives pour l’organisme entier mais de se faire la remarque suivante : finalement, ce que lui ont enseigné les réussites antérieures, c’est l’importance fondamentale et permanente de la fonction nutritive dans la croissance. Et c’est seulement de sa complexification et de ses variations que vient ce mur qui nous empêche de passer aux lois de croissance des animaux supérieurs. Voici la formulation d’un autre problème qui lui serait alors venu à l’esprit (il ne nous dit pas comment) : « nous pouvons nous demander comment se comporteraient l’un par rapport à l’autre deux agrégats cellulaires constitués d’éléments différents et qui se trouveraient placés dans les mêmes conditions de nutrition » 169 . Ce schéma expérimental hypothétique peut être mis en œuvre avec des cultures voisines de plusieurs tissus ou colonies bactériennes situées sur un même milieu nutritif. Or, c’est bien ce même schéma expérimental qui se trouve être aussi réalisé, quoique approximativement, chez les animaux supérieurs, puisqu’ils sont dotés de tissus et d’organes hétérogènes tous desservis par le même sang ! Puisqu’on ne peut exprimer simplement la croissance de ces organes ou de l’organisme dans son ensemble en fonction de la quantité de substances nutritives, il paraît donc envisageable à Teissier de faire disparaître de l’équation la nutrition de chaque organe pour ne plus évaluer sa croissance qu’à l’aune de celle d’un autre organe. Ainsi la complexité ne sera pas négligée, elle sera simplement occultée par les équations et par le fait qu’on ne considère plus le même type de relation. On passe, ce faisant, de la relation mathématique entre la masse organique et le temps absolu à une relation mathématique entre une masse et une autre masse. Or, grâce au partage de la substance nutritive (de par la circulation sanguine), les équations permettent en effet de faire disparaître la variable « quantité totale d’aliment » 170 qui portait avec elle la promesse d’une complexification mathématique intraitable. Voici comment :

‘« Nous supposerons alors : d’une part, qu’en première approximation la quantité d’aliments absorbée par un organe en un temps donné est à la fois proportionnelle à la masse de cet organe et à la quantité totale d’aliments disponible au même instant ; d’autre part, qu’une fraction déterminée de l’aliment sert à la croissance. Ces hypothèses s’écrivent, x étant la masse de l’organe, m celle de l’aliment qu’il absorbe, A la quantité d’aliments disponibles, λ1 et λ2 des constantes :’ ‘dm = λ1 x A dt’ ‘dx = λ2 dm’ ‘d’où:’ ‘dx = λ1 λ2 x A dt’ ‘Le même raisonnement peut être fait pour un autre organe y et l’on aura de même : 171

C’est cette relation y = b xα que l’embryologiste américain Julian S. Huxley et Teissier, d’un commun accord 172 , ont appelé « la loi d’allométrie » (de « allos », autre, et « metron », mesure) pour régler des problèmes de terminologie et pour rappeler l’hétérogénéité dans la croissance que cette loi est censée traduire.

Notes
169.

[Teissier, G., 1937], p. 21.

170.

[Teissier, G., 1937], p. 21.

171.

[Teissier, G., 1937], pp. 21-22.

172.

[Teissier, G., 1937], p. 24. Teissier reconnaît dans cette page l’antériorité de la formulation de Huxley (1924) et rappelle que ce n’est qu’en 1936 que le nom d’« allométrie » a été adopté. D’autres scientifiques l’avaient formulée indépendamment, dont deux chercheurs que cite Teissier : Brody et Nomura. Ibid. Voir également [Givernaud, N., 1999] et [Gayon, J., 2000].