Or, si Teissier reconnaît que de nombreux biologistes y avaient recours avant lui, il considère que les travaux auxquels il a participé ont définitivement établi ce qu’il appelle, là aussi, une « interprétation physiologique » 173 . Car les auteurs précédents, dont Huxley, n’avaient pas utilisé la construction mathématique précédente, physiologiquement justifiante selon lui, de la loi d’allométrie. Or, c’est par cette construction que Teissier y est explicitement parvenu. Donc la justification formelle et quelque peu finaliste qui prévalait jusqu’à présent (la fonction puissance, disait-on, est la fonction « la plus simple » 174 qui puisse relier la variation du poids d’un organe avec celle d’un autre) est déclassée par l’interprétation physiologique. De même que la loi empirique de Robertson n’était pas légitimée avant son interprétation populationnelle (et même encore incomplètement, après la découverte de cette interprétation), de même la loi d’allométrie conserve une « justification abstraite » 175 tant qu’on ne l’a pas rapportée au substrat biologique en son fonctionnement physiologique. Là encore, la formule allométrique contenait plus que ce que ses auteurs pensaient y avoir celé. Or, pour Teissier, ce sont les « recherches expérimentales » 176 qui ont permis cette interprétation et donc cette légitimation sur le tard.
Teissier termine son exposé en montrant la pertinence biologique qu’il y a à prendre en compte les changements soudains qui peuvent intervenir dans les valeurs des coefficients de l’exponentielle. Les données expérimentales montrent en effet des ruptures de pente qui font qu’on ne peut conserver ces coefficients constants tout au long de la vie d’un animal en croissance. Mais cette fragmentation de la formule mathématique en plusieurs segments de courbe, sur lesquels elle reste donc localement valable, ne doit pas être considérée comme un échec de la loi d’allométrie mais tout au contraire comme un nouveau signe de sa profonde légitimité. Selon Teissier, il faut simplement rapporter ces « singularités » ou ces « discontinuités » mathématiques aux discontinuités qualitatives des phases de la croissance, bien connues des biologistes par ailleurs. Dans l’article de 1936, pour bien se faire comprendre, il indique même un rapprochement avec les changements de phase en physique 177 . La « loi quantitative » de la croissance doit donc être elle-même morcelée pour épouser les discontinuités biologiques dans le temps. Il n’y a donc pas de formulation quantitative unique valant pour tout le processus de croissance. Mais Teissier n’y voit aucun inconvénient puisqu’il est physiologiquement compréhensible que, la nature des organes changeant, la relativité des croissances change aussi. Ce fait que signale Teissier est d’importance. Il indique que la mathématisation intégrale de la croissance organique au moyen d’une seule formule figée paraît de toute façon impossible du fait du changement de la nature du substrat, et donc de ses paramètres de croissance, au cours même de la croissance.
En revanche, et par ailleurs, si l’on prend en compte les « croissances biochimiques », c’est-à-dire les croissances en masse des constituants organiques (eau, poids sec total, constituants protéiques, graisses totales, azote, phosphore, etc.) et plus seulement des organes, Teissier rappelle qu’on obtient une loi de même forme que la loi d’allométrie. Cela pourrait sembler être une confirmation physiologique supplémentaire. Mais comme cette croissance biochimique ne peut être rapportée à un processus simple identique à celui d’une nutrition commune auprès d’une même source (ce qui avait permis à Teissier de produire une construction mathématique et physiologiquement signifiante de la loi d’allométrie, et donc de montrer sa légitimité pour la croissance en masse des organes), mais, qu’au contraire, elle recouvre des processus d’une extrême complexité à son échelle chimique, on ne doit pas considérer là aussi que l’on a plus qu’une simple légitimation formelle, selon Teissier 178 . La formulation allométrique de la croissance biochimique reste donc un schéma commode en attente de légitimation biochimique : « ce n’est que lorsque nous aurons réussi à traduire tous ces processus dans un système d’hypothèses acceptables que nous pourrons tenter de donner un schéma mécaniste de la croissance biochimique » 179 . Il faut donc se contenter pour l’heure de l’« interprétation formelle » passablement finaliste et reposant sur le fait que c’est la formulation la plus simple pour des croissances hétérogènes. Notons bien que, selon Teissier, l’allométrie pour la croissance biochimique n’est donc pas dépourvue de toute interprétation puisqu’elle dispose au moins d’une interprétation formelle. À titre de bilan et pour finir sur ce point, nous pouvons donc dire que Teissier connaît trois statuts différents pour une « loi quantitative » en biologie. Elle peut être :
Avant d’en finir avec cette épistémologie des lois de la croissance, il nous est possible de revenir sur le sens de ce contournement, chez Teissier, de ce que nous avions appelé l’obstacle de la complexification des traductions mathématiques.
[Teissier, G., 1937], p. 26.
[Teissier, G., 1937], p. 26.
[Teissier, G., 1937], p. 26.
[Teissier, G., 1937], p. 26.
« Il ne serait pas beaucoup plus raisonnable de vouloir qu’une formule unique puisse s’appliquer à la totalité d’un processus aussi compliqué que la croissance que de vouloir qu’une même loi de dilatation puisse convenir aux états solides, liquide et gazeux d’un même corps », [Teissier, G., 1936], p. 80.
[Teissier, G., 1937], p. 36.
[Teissier, G., 1937], p. 36.