Signification épistémologique du passage à l’allométrie

Nous pensons en effet que le passage aux lois de la croissance relative, même si son récit en est ici grandement reconstruit et passablement défiguré, constitue un moment important et révélateur d’un glissement épistémologique dans l’histoire contemporaine de la mathématisation des phénomènes de croissance et de forme. De façon remarquable, Teissier parvient bien à une loi quantitative valant à l’échelle de l’organisme. Mais il faut déjà noter que c’est parce qu’il demande explicitement à cet organisme d’analyser et de mesurer lui-même sa propre croissance. La loi ne peut plus se présenter comme l’expression d’une propriété physiologique (auparavant quantifiée : le poids) en fonction d’une variable qui, elle, resterait de nature non intrinsèquement physiologique : le temps. Cela, c’est ce que l’on appelle une « croissance absolue ». Mais ce rapport entre physiologique et non physiologique n’est mathématiquement exprimable que pour les phénomènes simples, à la limite du physiologique et du non-physiologique. Mais lorsque la différenciation cellulaire puis organique devient importante, il n’y a qu’une fonction physiologique pour mesurer une autre fonction physiologique. C’est un des problèmes majeurs de la formalisation de la morphogenèse. Or, observons que le schéma que propose la loi d’allométrie pour les masses organiques n’est en ce sens pas réducteur : il ne s’agit justement pas d’une réduction du physiologique au physico-chimique. Et pourtant Teissier se trouve alors tout à fait comblé puisqu’il dispose de ce qu’il appelle une « interprétation physiologique ». Cela lui permet de ne pas suivre Huxley lorsque celui-ci accepte que certains paramètres de la loi soient arbitraires et n’aient aucun sens biologique. La loi mathématique n’est donc plus empirique ou phénoménologique pour Teissier à partir du moment où elle intègre dans sa formulation des paramètres et des variables qui ont tous un sens physiologique. La recherche de légitimation peut donc s’arrêter là pour le biologiste et le morphologiste.

Cette épistémologie ne serait pas tellement étonnante s’il n’y avait donc ce voile obscurcissant maintenu sur le processus physiologique de nutrition autour de quoi tout tourne finalement, dans cette loi de croissance relative. La fonction physiologique de nutrition (contenant aussi l’entretien, l’excrétion, l’inhibition…) qui se fragmente, on le suppose, en une myriade de sous-processus à mesure que l’on se rapproche des mammifères, n’est nullement explicitée. Elle n’est en elle-même pas clarifiée, même au moyen d’une représentation verbale ou qualitative antérieure. C’est grâce à la désignation et en même temps à l’effacement de cette fonction physiologique très complexe que, par les calculs, la loi quantitative peut retrouver une forme simple. C’est cela qu’opère au fond la mesure du physiologique par lui-même. Mais, on pourrait considérer que l’usage nominal de cette fonction physiologique, devenue entre-temps complexe, reste encore le lieu d’obscurités non seulement mathématiques mais aussi physiologiques. La complexité n’est que déplacée, de ce point de vue. Mais Teissier la proclame annulée en quelque sorte, et précisément parce que cette fonction complexe reste de part en part physiologique : donc, pour lui, on n’a pas changé de niveau d’explication mais on a réduit la complexité. Selon notre tableau récapitulatif, on a bien en effet une loi qui peut se dire totalement interprétée selon les critères de Teissier. Mais il faut comprendre qu’il n’y a d’interprétation physiologique de la loi d’allométrie que parce que Teissier décide d’une part de regrouper sous le nom d’une variable éphémère un tissu de processus physiologiques très complexes et d’autre part de considérer que ce tissu est, encore à son échelle, assimilable donc homogène à une simple fonction physiologique. On voit donc que cette théorie de l’« interprétation » ménage tout de même encore des zones d’obscurités. Il ne nous revient pas bien sûr de la juger et d’en décider. Mais qu’il nous suffise d’avoir désigné cette obscurité pour nous ouvrir à la compréhension du fait que d’autres points de vue épistémologiques étaient en principe possibles, à la même époque, comme cela se confirmera d’ailleurs par la suite.