Prenant et Teissier : un physiologisme dialectique

Au sujet de Georges Teissier, il nous est nécessaire de rappeler encore quelles sont les positions épistémologiques et philosophiques qu’il affiche cette fois-ci explicitement, notamment en 1946, dans son article « Matérialisme dialectique et biologie » 181 . En effet, ce sont essentiellement ces positions qui, les premières en France, autorisent et légitiment l’adoption de l’approche par modèles, à une époque où les biologistes et les physiologistes, dans un esprit proche de celui de Claude Bernard, résistent encore massivement à la modélisation statistique 182 .

Pendant la seconde guerre mondiale, Teissier s’illustre à un haut niveau dans la résistance française contre l’occupant. Par la suite, en prenant de hautes responsabilités administratives au CNRS, tout en devenant professeur à la Sorbonne, il se rapproche également de plus en plus publiquement des thèses du matérialisme dialectique. Ainsi, dans cet article de 1946, paru dans les « Cours de philosophie de l’université nouvelle », exprime-t-il son total ralliement à la doctrine du vivant et de la biologie professée par Joseph Staline. Il ne faut pas oublier que la date de cet article peut en partie expliquer le ton enthousiaste de Teissier à l’égard des idées de Staline, surtout dans le contexte français de la Libération. Nous nous gardons donc de le lire comme le signe d’un simple conditionnement de l’épistémologie par une vision politique déterminée. Même si on peut bien sûr l’analyser sous divers angles d’attaque, ce qui nous intéresse ici, c’est uniquement la façon dont Teissier arrive, sur le tard, à relier ses considérations épistémologiques et de terrain à quelque chose qui, après guerre, se développe davantage comme une vision du monde, voire comme une ontologie, plutôt que comme une simple adhésion politique. Cette vision du monde nous intéresse au plus haut point, car elle détermine elle-même fortement le sens à donner aux formalisations du vivant.

Mais rappelons d’abord que, dans ce genre épistémologique, Teissier n’innove pas. On sait combien, avant guerre, Marcel Prenant (1893-1983) 183 , le zoologue, écologue des faunes marines (il avait précédé Teissier à la station de Roscoff) et professeur à la Sorbonne, avait déjà tenté de rapprocher systématiquement l’objet et les méthodes de la biologie du marxisme léninisme et du matérialisme dialectique. Prenant avait notamment déjà souligné l’idée que le matérialisme dialectique n’est pas une méthode qui s’applique de l’extérieur à la science et vient lui dire d’autorité comment agir : le matérialisme dialectique est la science elle-même et, en particulier, il est la biologie 184 . L’argument-clé de Prenant, repris tel quel par Teissier 185 , remonte lui-même à certaines phrases de Engels que Prenant avait lues dans l’Anti-Dühring etdans Dialectique de la nature. Nous voudrions montrer que cet argument galvaudé peut prendre en effet un poids considérable et une force renouvelée auprès d’un physiologiste des années 1930 et des années 1940, au vu des avancées de la physiologie.

Il y a en effet comme une cohérence nouvelle qui s’offre à celui qui relie Engels, notamment au regard des enjeux scientifiques nouveaux et des perspectives épistémologiques de terrain de l’époque. L’argument en ressort renforcé et il n’est pas loin d’ouvrir la voie à une ontologie dialectique, moyennant certes de petites adaptations. Cet argument tourne principalement autour de la notion de métabolisme, objet d’étude central de la physiologie. Prenant cite ainsi Engels : « L’échange de substances organiques est le phénomène le plus général et le plus caractéristique de la vie… » 186 Mais cet échange lui-même préside à un fait bien étrange. Par le processus d’assimilation, le corps vivant devient un autre tout en restant le même : il est donc à la fois lui-même et non lui-même 187 . Remarquons que Prenant ne dit pas : « et non autre chose que lui-même ». Dans le corps vivant, il n’y a donc pas simplement contrariété, ou altération, il y a plus : il y a une contradiction tout à la fois intrinsèque et définitionnelle. C’est précisément là que la dialectique, entendue comme théorie de la contradiction, peut très naturellement sembler être la thèse philosophique et ontologique qui consonne le mieux avec la vision physiologique du monde des vivants, aussi bien pour Teissier que pour Prenant. C’est donc une sorte de « physiologisme dialectique » que propose ici Prenant, dès 1935. Sans prétendre que l’on peut tout expliquer ainsi, nous pouvons tout de même suggérer que Prenant se sent d’autant plus armé pour soutenir la vision marxiste qu’elle lui semble correspondre trait pour trait à la perspective scientifique et épistémologique qu’il adopte pour sa part devant son objet d’étude.

Prenant en rajoute même. Engels parlait encore de simples « corps albuminoïdes » pour désigner les constituants des vivants, alors qu’il faudrait aujourd’hui parler de la complexion du « protoplasme ». Il en conclut que « la biologie moderne, avec sa conception complexe du protoplasme, est plus dialectique que ne le prévoyait Engels » 188 . L’argument est donc plus vrai encore qu’à l’époque de Engels. La nature vivante est encore plus intrinsèquement dialectique pour la biologie de Prenant et Teissier que pour celle de Engels. Il y a mieux : Prenant trouve dans Engels de quoi soutenir l’idée que l’étude de la morphologie des vivants est inséparable de l’étude de leur physiologie. L’une et l’autre se conditionnent en un processus dialectique étroit :

‘« Toute la nature organique prouve sans arrêt que forme et contenu sont identiques ou inséparables. Les phénomènes morphologiques et physiologiques, la forme et la fonction sont des conditions mutuelles. » 189

Il n’y a pas jusqu’aux métamorphoses intervenant dans le développement organique et la croissance des êtres vivants qui ne correspondent à quelque chose dans la théorie dialectique : les moments de « crises » 190 , de dépassements, succédant au moment de contradictions intrinsèques.

Mais comme le rappelle Teissier, à l’occasion de sa reprise point par point du fameux texte de Staline sur la science du vivant 191 , il n’y a pas que l’objet d’étude de la biologie qui confirme les visions du matérialisme dialectique. Il y a aussi la méthode biologique, plus spécifiquement biométrique. Avec Prenant, la physiologie confirmait Engels, avec Teissier, la biométrie va confirmer Staline. Car, en lisant ce texte, il lui apparaît que le combat qu’il mène, depuis longtemps comme nous l’avons vu, contre les schémas « étroitement ‘mécanicistes’ » 192 s’identifie tout à fait avec le combat que menèrent Engels puis, bien plus tard, Lénine 193 et enfin Staline lui-même, contre le matérialisme métaphysique, ce qu’il appelait, en 1937, le « mécanicisme naïf ». En effet, le biométricien, sensible par définition même à la variabilité, se trouve en pays de connaissance lorsqu’un dialecticien lui dit que « le vivant est mouvant par essence » 194 . Dans ce texte de Teissier, il est frappant de voir combien l’appel à la reconnaissance de la complexité du vivant finit donc par s’identifier avec un appel à la reconnaissance de la nature dialectique du monde vivant. Teissier a donc progressivement mis son combat épistémologique initial au diapason d’une posture philosophique et politique :

‘« [Les mécanicistes] ont cru, par une aberration étrange, que le monde vivant essentiellement mouvant par nature, pouvait se laisser enfermer dans un carcan rigide, fait de concepts abstraits empruntés sans précaution à des modèles physicochimiques outrageusement simplifiés […] Les mécanicistes ont trop souvent simplifié l’être vivant au point de n’en faire qu’une caricature et une mauvaise caricature. Ce qu’il convient d’étudier ce n’est pourtant pas un schéma théorique, plus ou moins bien fait, de l’être vivant, mais l’être vivant lui-même dans sa complexité et dans ses liaisons avec le reste du monde. » 195

Il faut remarquer combien cette lutte épistémologique déplacée sur le terrain philosophique et politique (et dont nous ne prétendrons pas dire laquelle a conditionné l’autre, quand bien même cette question aurait un sens) déplace elle-même la dialectique habituelle entre mécanisme et finalisme, vers une dialectique inédite et conforme aux problèmes nouveaux que pose la mathématisation récente de la biologie. Car même si Tessier se réfère encore au début de l’article à cette vieille et récurrente dialectique, il en sort en proclamant que la science doit certes être matérialiste mais pour une raison essentiellement épistémologique : le scientifique doit refuser le finalisme car, pour mener à bien son activité de connaissance, il doit croire que la matière est intelligible et « qu’aucune légalité surnaturelle ne se superpose à la légalité naturelle » 196 . C’est là un cas de conditionnement de l’ontologie par l’épistémologie. Ayant donc fait tendre auparavant la dialectique mécanisme/finalisme, d’un lieu de questionnement ontologique qu’elle occupait le plus souvent, vers une question épistémologique, le déplacement de sa propre problématique épistémologique vers l’ontologie du matérialisme dialectique s’en trouve à son tour facilité. Avec Teissier, c’est dans un horizon épistémologique que le matérialisme dialectique devient un physiologisme dialectique. Il est alors apte à postuler tout à la fois la « complexité » et le caractère « mouvant » du vivant. Les schémas abstraits sont à rejeter pour Teissier car ils sont toujours trop figés et manquent de cette contradiction interne qui fait le mouvement et la vie. Ce sont essentiellement les flux de matières qui, dans leur complexité physiologique, échappent toujours d’une manière ou d’une autre aux carcans rigides qu’on veut leur imposer. Il est cependant possible d’avoir des schémas mathématiques qui épousent au mieux cette variabilité du vivant, dans les limites de la variabilité statistique bien évidemment. On dispose alors d’une véritable interprétation physiologique de la loi mathématique. Mais ces schémas eux-mêmes finissent par échouer devant la dialectique irrépressible du vivant : car même s’ils sont physiologiquement interprétés, ils ne valent jamais que localement.

Dans les processus de croissance du vivant, selon Teissier, et cela est important à souligner, il n’y a pas de schéma théorique et mathématique global. Il ne faut même pas le chercher 197 car la possibilité d’interpréter physiologiquement la loi mathématique est dans une certaine mesure incompatible avec sa généralité. Comme, de surcroît, c’est la dialectique même du vivant qui commande ce principe d’incertitude de la biologie mathématique, on ne saurait s’attendre à ce qu’il disparaisse un jour. La dialectique de l’expérience et de la théorie est là, en tout cas, pour sortir le biologiste de ces impasses inévitables et périodiques, mais sans qu’elle puisse jamais l’en délivrer totalement.

Notes
181.

[Teissier, G., 1946].

182.

Au sujet de l’influence des idées de Claude Bernard sur le front de résistance qui est opposé à l’approche statistique en biologie, voir [Giegerenzer, G. et al., 1989, 1997], pp. 126-130. Voir également [Burian, R. M. et Gayon, J., 1990].

183.

Marcel Prenant, inscrit au PCF dès 1920, date de création du parti, eut un grand poids tant dans la vie politique que scientifique française. Professeur à la Sorbonne dès 1928, il prend position énergiquement en faveur du marxisme. Il s’illustre ensuite dans la résistance et devient chef d’état-major des FTP d’avril 1942 à janvier 1944. À cette date, il est alors arrêté par la Gestapo et déporté à Neuengamme. Et c’est Teissier qui prend son poste au FTP. En 1945, il est élu membre du comité central du PCF. Après avoir refusé de créditer totalement les thèses de Lyssenko (bien qu’il ait essayé de tempérer le débat), il entre en conflit avec la direction du PCF. Il est exclu du Comité central pour cette raison en 1950. Il quitte enfin le PCF en 1958 pour désaccord avec la "politique algérienne" du parti. Pour ces points d’histoire et de biographie, voir [Lecourt, D., 1976, 1995], pp. 30-32 et [Monferran, J.-P., 1998].

184.

« Le but de ce livre est de montrer, par l’exemple de la biologie tout au moins, que le matérialisme dialectique ne saurait être tyrannique pour la science, parce qu’il est la science elle-même, prolongée sans rupture, à l’aide de ses méthodes expérimentales, mais avec la volonté de ne reculer devant aucune de ses propres conséquences », [Prenant, M., 1935], p. 8.

185.

[Teissier, G., 1946], p. 1.

186.

Extrait tiré de l’Anti-Dühring par [Prenant, M., 1935], p. 241.

187.

« Le caractères des êtres vivants est donc d’être à la fois eux-mêmes et non eux-mêmes », [Prenant, M., 1935], p. 242.

188.

[Prenant, M., 1935], p. 243.

189.

Extrait tiré de Dialectique de la nature de Engels, citépar [Prenant, M., 1935], p. 244.

190.

[Prenant, M., 1935], p. 244.

191.

Paru dans le chapitre IV de l’Histoire du Parti Communiste de l’URSS ; référence donnée par [Teissier, G., 1946], p. 2.

192.

[Teissier, G., 1946], p. 8. On pense à Loeb ici.

193.

Dans Matérialisme et empiriocriticisme. Voir [Lénine, V. I., 1908, 1973].

194.

[Teissier, G., 1946], p. 8.

195.

[Teissier, G., 1946], p. 8.

196.

[Teissier, G., 1946], p. 7.

197.

« On devra, beaucoup plus encore pour des raisons biologiques que pour des motifs pratiques, chercher une loi distincte pour chacune d’entre elles [les étapes de la croissance], et il sera tout à fait inutile de se préoccuper des valeurs que peuvent prendre les fonctions utilisées en dehors des limites entre lesquelles elles ont été reconnues valables », [Teissier, G., 1936], p. 80.