Bilan : loi hypothétique et mesures relatives

Au vu des propositions du statisticien anglais Fisher comme de celles du physiologiste et biométricien français Teissier, la considération des caractères morphologiques et de leur croissance au cours du temps imposerait donc désormais une approche hypothétique et fictive pour l’un, relative pour l’autre. Certes, les raisons pour lesquelles l’un et l’autre s’engagent dans ce déracinement des formalismes sont très différentes d’un point de vue technique comme d’un point de vue épistémologique. Il y a cependant une consonance remarquable dans ce renoncement à faire exprimer au formalisme la teneur même du phénomène à décrire.

En ce qui concerne Teissier, on ne peut pas considérer qu’il se livre à des modèles mathématiques dans le même sens que les anglo-saxons. Chez lui, les mathématiques descriptives et les techniques de la biométrie (réduction de variance) servent le côté expérimental tandis que les mathématiques analytiques servent la formulation théorique des « lois fonctionnelles ». Ce partage des tâches et cette mathématisation sont nés au départ d’une réaction au mécanicisme de certains embryologistes américains. À l’époque encore, Teissier ne veut entendre par ce terme de « modèle » que ce qu’il exècre le plus, précisément sous la forme des « modèles mécaniques » de l’ingénieur, ces « modèles » ne renvoyant que trop au spectre du matérialisme métaphysique et idéologique. Pourtant, avec la loi d’allométrie, il admet une sorte de formalisation transversale qui est légitimée de manière originale par sa lecture dialectique du monde vivant. À un certain niveau, physiologique en l’occurrence, on peut selon lui opposer des formules à des formules, des signes à des signes ; on peut demeurer et se mouvoir quelque temps dans le pur élément du langage et de la formule mathématique, sans chercher tout de suite à interpréter ce modèle discursif (ou « dialectique » comme le dira Couffignal en manière de lapsus) par un référent ou par un sens biologique. Son « physiologisme dialectique » présente ainsi l’immense avantage de lui permettre de postuler la nature linguistique du vivant sans pour autant le condamner à l’enfer des nominalismes et autres positivismes qui restent pour lui autant de fétichismes de la formule ininterprétée et fictive. Une telle légitimation « continentale » (au sens où l’on a longtemps parlé de « philosophie continentale » pour l’opposer à la philosophie anglo-saxonne, néo-positiviste ou analytique) de la méthode des modèles contribuera d’une façon décisive à faire accepter cette méthode plus largement dans les milieux de la biologie et de l’agronomie françaises. Il nous sera d’autant plus instructif, par la suite, de voir comment ce contexte français pourra se plier à la « méthode des modèles » dans l’après guerre au point de la revendiquer ouvertement, notamment dans le cas précis de la forme des plantes : cette large assimilation nécessitera d’autres réaménagements épistémologiques de poids, tout en maintenant certaines visions ontologiques traditionnelles et bien implantées.

En ce qui concerne les modèles statistiques plus particulièrement, il faut préciser que, dans les années 1910, cet esprit de la biométrie hérité des problématiques darwiniennes souffle assez majoritairement en botanique, notamment en Grande-Bretagne. La morphologie quantitative telle que les botanistes la conçoivent est en effet une morphologie statistique, descriptive et comparative. Elle a pour fonction essentielle de servir à des problématiques de phylogenèse 198 . On considère ainsi qu’une ressemblance morphologique est l’indice d’une affinité génétique forte. Il serait alors possible de reconstituer par là l’arbre phylogénétique. Mais pourtant, un certain nombre d’observations indiquait déjà que des caractéristiques structurelles comparables pouvaient être présentes dans des plantes n’ayant aucune affinité du point de vue de la taxonomie. Il y avait donc un problème de cohérence : l’approche morphométrique extrayait-elle les caractères vraiment décisifs pour la morphologie de la plante ? Dans les années 1920, dans un contexte surtout anglo-saxon, on voit alors renaître un intérêt pour une morphologie causale, c’est-à-dire pour une morphologie sensible au processus de développement lui-même à l’échelle de l’individu 199 . Et c’est précisément en lien avec ce contexte que se fait jour une certaine résistance à l’approche modélisante telle que nous l’avons exposée jusqu’à présent pour la morphologie.

Notes
198.

Voir [Wardlaw, C. W., 1968], p. 95.

199.

Voir [Wardlaw, C. W., 1968], p. 4.