Le développement des théorisations physicalistes de la morphogenèse

Avec le terme « physicaliste » ou l’expression « approche physicomathématique », nous entendons désigner une série de recherches qui se sont attachées, à partir de la fin des années 1910, à mettre au jour des explications statiques ou dynamiques aux phénomènes de forme et cela en recourant à des scénarios de nature essentiellement mécanique et physique. Pour se mathématiser, la première biologie mathématique axée sur les formes a ainsi tâché de suivre la voie de ses ancêtres déjà partiellement mathématisées qu’étaient la physiologie, l’électrophysiologie, la neurophysiologie ou la biochimie.

Comme ces disciplines plus anciennes, l’approche mathématisée des structures macroscopiques et spatiales du vivant a donc d’abord puisé ses scénarios formels et explicatifs dans les divers domaines de la physique mathématique, mais avec pourtant moins de conviction que ses voisines. Il faut sans doute attribuer ce piétinement de la morphologie, et de l’embryologie quantitative physicaliste plus spécifiquement, à ce que Nicholas Rashevsky appellera le « caractère insaisissable » des phénomènes étudiés en ces matières 200 . Malgré le fait qu’ils semblent se découper aisément sur un fond et que l’on puisse ainsi les dessiner, les phénomènes de forme semblent en effet échapper à toute mathématisation élémentaire comme à toute mesure triviale. Le dessin d’une plante semble encore exiger les dons artistiques d’un portraitiste qui sait capter la singularité de la forme mais pas son universalité. Ce n’est donc pas seulement les caractères par ailleurs bien connus en biologie générale et en biométrie de la faible reproductibilité des expériences sur le vivant et de la grande diversité des facteurs qui font ici particulièrement obstacle : il manque tout à la fois des outils descriptifs formalisés véritablement adaptés ainsi qu’une réelle prise empirique sur les phénomènes morphologiques. Ces outils descriptifs devraient également pouvoir s’inscrire dans des systèmes formels déductifs. C’est du moins ce que les tenants d’une biologie théorique attendent dans ce domaine.

Le défaut du côté de l’expérimentation est, pour sa part, dû à l’absence de paramètres de contrôle bien identifiés, accessibles et permettant de tester le pouvoir à tout le moins prédictif des formalisations candidates. C’est donc un défaut tant du côté de l’expérimentation que du côté de la théorie formalisée.

À part les premières tentatives de la phyllotaxie que nous avons évoquées, on ne sait donc pas précisément par quel abord, c’est-à-dire dans quelle langue formelle et avec quels instruments, rendre compte des phénomènes morphologiques. Il n’est donc pas surprenant que les approches aient d’abord été très théoriques et qualitatives c’est-à-dire éloignées de l’expérimentation mesurable et donc peu soucieuse de validations empiriques et quantifiées.

Notes
200.

Voir [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 241. Au vu de la bibliographie, ce chapitre sans date semble remonter à 1940 ou 1941. Rashevsky s’y exprime ainsi au sujet de l’embryologie quantitative qu’il appelle par ailleurs de ses vœux : “The quantitative element is still almost completely lacking in experimental researches, and this seems to be due not so much to a lack of effort on the part of the experimenter to introduce quantitative measurements as to the elusive character of the phenomena studied, which make it almost impossible to point out where and how any quantitative method can be applied and what actually can be measured.” C’est nous qui soulignons. Selon Rashevsky, on ne sait donc ni où, ni comment ni quoi mesurer exactement en morphologie quantitative.