Les postulats de d’Arcy Thompson sur le « pouvoir » des mathématiques.

L’approche délibérément éthérée, admirative, spéculative, voire pythagoricienne 201 , de d’Arcy Thompson (1860-1948) a souvent été conçue comme une curiosité parce que s’inscrivant nettement en déphasage avec les travaux plus physiologiques et surtout plus statistiques de son temps 202 . D’Arcy Thompson est ainsi connu pour avoir rappelé, contre la vision qu’il jugeait en son temps trop exclusivement axée sur l’explication « facile » 203 par la sélection naturelle, la pertinence d’une approche physico-mathématique dans les problèmes de morphogenèse. Il a en effet essentiellement eu recours, en mathématiques, à ce qu’il a appelé la théorie des transformations 204 , en physique, au principe du travail minimal, pour décrire et proposer de partielles et lointaines explications pour la mise en place des formes inertes ou vivantes, cela au gré des analogies mécaniques que sa grande culture lui faisait venir à l’esprit. Comme il ne s’agit nullement ici de rendre compte de toute l’œuvre de d’Arcy Thompson, nous allons lui poser une question précise et orientée vers notre préoccupation : comment justifie-t-il ses transferts osés de méthodes mathématiques ? Or, nous verrons que répondre avec lui à cette question suppose d’abord d’expliquer comment il conçoit la causalité des phénomènes. Là est la clé de cette approche qui a pu être jugée lointaine et cavalière mais qui influencera fortement et durablement la biophysique des formes dans l’après-guerre, comme nous serons amené à la percevoir.

Notes
201.

« Ce ne sont pas seulement les mouvements des hôtes de la voûte céleste qui doivent être déterminés par l’observation, et élucidés par la voie des mathématiques, mais également tout ce qui peut s’exprimer par des nombres et être défini par une loi naturelle. C’est l’enseignement de Platon et de Pythagore, le message de la sagesse grecque à l’humanité. Ainsi, le vivant et l’inanimé, nous les occupants de ce monde, et ce monde que nous occupons, [passage en grec traduit ainsi : et certes toutes les choses inconnues], sommes tous soumis aux lois physiques et mathématiques », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 320.

202.

Voir par exemple la préface de 1961 au livre de d’Arcy Thompson écrite par Stephen Jay Gould en 1961, [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 8. Voir également [Witkowski, N., 1998], p. 27.

203.

En pastichant et en recombinant des morceaux de phrase qu’il reprend explicitement à un passage de Francis Bacon et dans lequel ce dernier fustigeait l’excès du recours aux causes finales aux dépens des « causes physiques », d’Arcy Thompson écrit pour sa part : « Aussi longtemps que resteront ancrés des concepts tels que celui de ‘variation accidentelle’ et de ’survie des mieux adaptés’ et que ces hypothèses de base contenteront les philosophes de la biologie, ces ‘causes satisfaisantes et trompeuses’ empêcheront ‘une quête rigoureuse et assidue […] faisant le plus grand tort aux découvertes futures’ », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 33. On trouve ailleurs d’autres pages visant également l’hégémonie de la théorie de l’évolution. L’argument principal de d’Arcy Thompson consiste à dire qu’il faudra bien un jour ou l’autre que le biologiste se penche sur les causes actuelles et anhistoriques de la mise en forme des vivants. En toute rigueur, on ne devrait pas prendre en compte l’historicité de ses formes, même si elle existe. Elle n’est pas déterminante : « le ptérodactyle ne volait pas moins bien que l’albatros », ibid., pp. 207-208.

204.

Cette « théorie » est une arme contre toute tentative de réduction du problème des formes aux seuls hasards de la sélection naturelle. Elle vise à rendre compte rigoureusement des surprenantes parentés de formes entre des espèces génétiquement éloignées : ce qui prouverait que la sélection naturelle, ayant eu à inventer plusieurs fois la même forme globale, reste fortement contrainte par la physique des corps et les problèmes physiques et mécaniques que leur structure a à résoudre. Cette « théorie » consiste à représenter géométriquement les déformations continues du réseau de coordonnées (dans un repère cartésien classique) correspondant à la déformation d’une forme naturelle typique (ex : un type de feuille ou un type de poisson) en une forme d’un autre type voire d’une autre espèce. Voir [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], chapitre 9. Les déformations des êtres y sont donc désincarnées et déplacées sur autre chose.Elles sont en effet géométriquement représentées par les seules transformations correspondantes des systèmes de coordonnées (coordonnées curvilignes). Cette théorie reste analogique et de surface puisqu’elle n’est pas réellement soutenue pas des scénarios explicatifs mécanistes autres que ceux qui font intervenir une force virtuelle de pression ou d’extension, c’est-à-dire finalement l’idée que c’est « comme si » l’on avait étiré tel poisson pour le faire devenir tel autre, etc. Un autre argument que peut employer d’Arcy Thompson çà et là dans son ouvrage reste nettement spéculatif puisqu’il reprend en fait l’idée goethéenne séduisante de modèle primitif diversement étiré et métamorphosé.