Cause et analogie ne sont toutes deux que des « liens » entre les phénomènes

Notons avant tout que l’horizon d’homogénéisation grâce auquel d’Arcy Thompson s’autorise ces transferts de formulations mathématiques entre différents domaines présentant des formes analogues (inertes ou vivantes) est essentiellement de nature mécanique 205 . D’Arcy Thompson essaie de rapporter les problèmes de forme à des problèmes de mouvements virtuels mais empêchés, c’est-à-dire en fait à des équilibres de force. La mécanique statique est donc ici convoquée la première pour expliquer les formes. Dans cette mathématisation, il ne s’agit donc pas d’une sorte de modélisation mathématique de type phénoménologique avant l’heure puisqu’un point de vue mécaniste semble encore prédominer. Or, pour nous faire comprendre que son mécanicisme est toutefois davantage méthodologique que réellement physicaliste et réductionniste, d’Arcy Thompson se voit en fait obligé d’affaiblir la signification du concept de « cause » matérielle en la réduisant à la simple idée, classique dans la philosophie empiriste anglaise depuis David Hume (1711-1776) 206 , de lien de précession-succession ou de lien de contiguïté. Ce faisant, il rapproche significativement mais de façon décisive la relation analogique de la relation causale :

‘« En tant qu’étudiant en sciences mathématiques et en physique expérimentale, nous nous satisfaisons de traiter les antécédents ou les phénomènes proches de ceux qui nous intéressent 207 , et sans lesquels ces phénomènes n’existeraient pas : en résumé, nous nous contentons des causes qui ne sont rien d’autre que des conditions sine qua non, ou encore [phrase en latin traduite] des causes rattachées les unes aux autres et enchaînées par un lien 208 nécessaire. » 209

Cette absorption du causal par l’analogique est entérinée par d’Arcy Thompson dans la mesure où la mécanique rationnelle de Newton elle-même ne lui semble pas avoir déployé autre chose. Il n’y a donc pas pour lui de rupture dans la méthode de la science moderne. Et c’est poursuivre le projet de Galilée, Bacon ou Newton que de tenter de décrire les formes naturelles par des raisons mathématiques. Cause et analogie sont donc très proches dans la mesure où elles ne sont que des liens que la nature tisse entre ses phénomènes. Ces liens sont supposés exister réellement. Là s’arrête donc tout rapprochement avec l’empirisme sceptique de Hume. Selon d’Arcy Thompson, le mathématicien naturaliste est chargé de déceler ces liens préexistants avec l’outil d’analyse que lui sont les mathématiques. La notion de « force » ne doit d’ailleurs pas être prise au pied de la lettre : la vision de d’Arcy Thompson n’est donc pas exactement, on le voit bien, un réductionnisme mécaniste. Elle est une épistémologie de la causalité réduite à l’homologie : pour la mise en place dynamique des formes statiques, ce n’est que par défaut d’un vocabulaire encore à constituer que le terme de « force » sera analogiquement employé.

Cependant, et à l’inverse, une telle épistémologie ne mérite pas non plus tout à fait le qualificatif de « positiviste » dans la mesure où le rôle conféré a priori aux mathématiques dans la description de la nature reste non seulement considérable mais aussi fondé sur une foi principielle en l’harmonie de la nature. Le monde est en principe harmonieux : il n’est donc pas insignifiant que les phénomènes se répondent à travers des homologies de structure que les mathématiques sont chargées de nous dévoiler. Les mathématiques ont donc non seulement une fonction scientifique de connaissance mais aussi et surtout une fonction de dévoilement des symboles cachés bien plus encore qu’une fonction de maîtrise technique.

Notes
205.

« Les problèmes de forme de la matière vivante sont avant tout des problèmes mathématiques et leurs problèmes de croissance sont des problèmes de physique ; de ce fait le morphologiste ne peut se définir que comme un étudiant en sciences physiques », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 35 ; « … du concept de forme, nous nous hissons vers la compréhension des forces qui lui ont donné naissance », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 268.

206.

Voir [Hume, D., 1748, 1983], section IV.

207.

C’est nous qui soulignons ce passage pour indiquer où exactement l’auteur insère subrepticement l’assimilation de l’analogique au causal faible.

208.

La métaphore du « nœud » (du « nexus » puisqu’il l’écrit aussi bien en latin qu’en anglais), du « lien », du « tissu », du « réseau » est omniprésente dans cette page pour désigner tant les rapports de causalité traditionnels de la physique moderne que les rapports analogiques qu’il prétend nous découvrir dans la suite de son ouvrage. Or, rappelons que ces métaphores du « fil » et du « lien » servent traditionnellement à désigner des obligations morales et non pas des contraintes physiques. On se sent « lié » par une obligation, un contrat, une promesse… Il n’est que de rappeler l’étymologie d’« obligation » : ce mot a été formé à partir du verbe « lier », « ligare » en latin. D’un côté, donc, l’« efficience physique » est assimilée à un mystère qui ne veut pas être reconnu comme tel puisque finalement les lois de Newton ne nous montrent pas la causation effective de la gravitation. Ce serait sinon pour lui « feindre des hypothèses ». Ce qu’il refuse. D’un autre côté et symétriquement, la « ratio cognoscendi » est revalorisée ([Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], pp. 32-33) et jugée finalement plus claire, évidente et intuitive. C’est précisément là que se loge l’idéalisme de d’Arcy Thompson. Le matériel est conçu comme fantomatique. Mais c’est l’idéel mathématique qui est bien réel, visualisable, intuitif et de ce fait concevable. Il va au-delà de la déréalisation positiviste de la « cause » (classique depuis Comte) puisqu’il affirme en revanche le caractère plus réel de la « raison » d’être des choses, ce que n’assument cependant pas les positivistes contemporains en général.

209.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 33.