Combiner et généraliser : la symbolisation à double effet synthétique

Sans revenir sur les études déjà nombreuses qui ont été menées sur le sujet et sur le personnage en général, il nous est nécessaire de nous pencher ici sur un passage qui, en conséquence de la déréalisation qu’il a fait subir à la cause efficiente, déploie sans ambiguïté le rôle précis que d’Arcy Thompson entend pouvoir faire jouer aux mathématiques dans les sciences de la nature et, spécifiquement, dans leur étude des formes. Autant son approche délibérément analogique et débarrassée de tout souci de vérification expérimentale précise a pu certes trancher dans le monde de l’édition scientifique sur ces questions de morphogenèse, autant sa vision du rôle des mathématiques dans les sciences nous paraîtra finalement assez largement partagée par les biologistes théoriciens qui le suivront une bonne partie du 20ème siècle. Il nous est donc indispensable d’en rendre compte brièvement ici.

Dans son chapitre terminal sur « La théorie des transformations ou la comparaison des formes apparentées », il présente en effet trois raisons précises de recourir à des définitions mathématiques dans la description et l’explication des formes naturelles. Tout d’abord, les mathématiques servent selon lui à résumer, à produire des « symboles » donc à « économiser la pensée » 210 . C’est que l’application de mathématiques aux phénomènes naturels se fait en deux temps : descriptif puis analytique. Dans la première étape, les mathématiques sont utilisées comme un « langage » plus précis que le langage naturel. Ils viennent donc naturellement seconder ce dernier pour la description du monde. Mais le langage mathématique a de surcroît le don de se ramasser en quelque sorte sur lui-même pour s’abréger et faire de ses mots mieux que des mots, des « symboles » 211 . La description devient donc une symbolisation grâce à une propriété intrinsèque du langage descripteur second. C’est bien là le rôle que la deuxième étape de la mathématisation, dite analytique, confère aux mathématiques. La représentation mathématique est d’essence analytique mais elle conduit ce faisant à une synthèse reproductrice de type « symbolique ».

La deuxième raison que d’Arcy Thompson avance en faveur du recours à la mathématisation en sciences est résumée en cette phrase : « nous accédons par l’analyse mathématique à la synthèse mathématique » 212 . C’est-à-dire que sous l’effet de leurs symbolisations, les mathématiques n’isolent pas les phénomènes les uns des autres en les particularisant. L’analyse ne procède pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, à une dissection infiniment différenciante. Mais, bien au contraire, en symbolisant et en nous hissant de ce fait au général, donc en faisant fi des détails particularisant les phénomènes, les mathématiques prêtent mieux que tout autre langage à des rapprochements cette fois-ci transversaux entre les phénomènes. Les mathématiques nous montrent qu’il y a analogie 213 apparente parce qu’en fait il y avait d’abord homologie 214 profonde. Cette homologie, jusque là repliée et cachée sous les phénomènes, se manifeste dans l’identité formelle entre certaines symbolisations. Les mathématiques posent donc ensemble divers processus analogues (littéralement, elles les « synthétisent »), car elles les représentent symboliquement de même façon. Elles décèlent ce faisant les homologies de structure. C’est une deuxième retombée, celle-ci inattendue, du recours au langage mathématique. Le symbole se retrouvant identique dans des sphères éloignées déploie une force de symbolisation non prévisible et d’un degré encore supérieur à celle qu’on lui avait donnée 215 dans son premier pouvoir synthétique. C’est en quelque sorte le symbole mathématique lui-même qui prend ici l’initiative de faire un pas de plus, de symboliser encore davantage.

C’est précisément là que d’Arcy Thompson utilise son assimilation épistémologique antérieure entre la cause et l’analogie : le lien transversal que révèle le symbole mathématique n’est finalement pas d’autre nature que le lien longitudinal qu’on lui avait d’abord demandé d’exprimer puis de symboliser dans le cas du processus gouvernant tel phénomène particulier. Dans les deux cas, il s’agit de « symbolisation » : que ce soit pour reconstituer de façon abrégée la description d’un phénomène et de son processus, ou que ce soit pour exprimer une parenté entre des phénomènes de nature différente. Si bien qu’à la limite, un phénomène pourrait aussi bien être « expliqué » par son analogue que par sa cause. C’est donc la métaphore du « réseau » qui se confirme ici pleinement, comme on le voit, puisque, comme dans un réseau ou un tissu doté d’une trame et d’une chaîne, aucune direction de détermination des phénomènes les uns par les autres n’est particulièrement privilégiée : la direction causale classique, selon l’axe du temps, ou l’analogique, selon l’ordre des coexistants.

Ainsi, il devient possible de rendre les formes mathématiques, au départ descriptives et statiques, à leur genèse dynamique supposée : la physique (science du mouvement et de ce qui est mû selon Aristote, et dont d’Arcy Thompson se réclame ici) construit en effet ces formes mathématiques au moyen du « diagramme d’équilibre des forces » 216 qui affectent tout objet matériel doué de forme. S’il y a homologie mathématique entre deux mises en forme, on peut donc être sûr qu’il y a des forces physiques de même nature qui y sont décisives. Voici donc l’approche mécaniste de d’Arcy Thompson en biologie fondée finalement sur une double doctrine de la cause comme analogie et des mathématiques comme symboles abréviatifs.

Mais c’est son troisième argument en faveur de la mathématisation en sciences qui va nous paraître le plus instructif, notamment pour ce qui concerne le devenir de la modélisation mathématique à travers la simulation numérique puis informatique dans les sciences de la forme. Voici en effet ce qu’écrit d’Arcy Thompson, en 1917, à la suite des passages précédemment évoqués :

‘« Il existe encore une autre manière – c’est à Henri Poincaré que nous la devons – de considérer la fonction des mathématiques, et de bien comprendre pourquoi ses lois et ses méthodes sous-tendent nécessairement la science physique tout entière. Tout phénomène naturel, si simple qu’il paraisse, est en réalité composite, et chaque action, chaque effet visible est en réalité la somme d’un nombre indéfini d’actions sous-jacentes. C’est ici que s’exprime le pouvoir tout particulier des mathématiques : celui de combiner et de généraliser. Le concept de moyenne, l’équation d’une courbe, la description d’une mousse ou d’un tissu cellulaire, toutes ces opérations au sens large du terme, relèvent des mathématiques, car elles peuvent toutes être représentées par des sommes de phénomènes ou d’actions élémentaires. La croissance et la forme sont tout entières de cette nature composite ; voilà pourquoi les lois mathématiques constitueront leurs fondements et pourquoi les méthodes mathématiques seront particulièrement adaptées à leur interprétation. » 217

On voit donc que les mathématiques sont supposées être toujours à même à la fois de généraliser et de combiner. Ce qui est vrai pour les équations différentielles, où l’on peut supposer avoir affaire à des sommes de valeurs infinitésimales, ou a fortiori pour les calculs de moyenne, semble donc devoir être vrai des autres formes de mathématisation à venir pour d’Arcy Thompson. Laissant de côté les détails puisqu’ils seront intégrés et comme fondus dans la sommation mathématique, d’Arcy Thompson sera donc toujours préférentiellement sensible au « type », à l’« essence » 218 du phénomène considéré. Mais quand on ne peut mathématiser directement et globalement, et que l’on veut néanmoins combiner des micro-événements hétérogènes, il semble qu’il faille renoncer à la généralisation. Il faudrait alors choisir : « combiner » ou « généraliser ». En tous les cas, c’est bien parce que, selon d’Arcy Thompson, les mathématiques peuvent souvent être utilisées 219 et peuvent en revanche toujours à la fois « combiner » et « généraliser » qu’elles conduisent à la fois à la description et à l’explication de la mise en place des formes spatiales en général. Telle est son hypothèse épistémologique fondamentale 220 . Et telle est la raison ultime pour laquelle il s’inscrit en faux par rapport à l’idée d’un déracinement des formalismes et des mathématiques, même pour aborder les problèmes de forme. Son épistémologie restera ainsi longtemps celle des biophysiciens qui voudront résister au déracinement et qui espéreront construire une biologie mathématisée en un sens théorique.

Mais regardons rapidement ce qu’il en est effectivement pour le domaine qui nous occupe plus particulièrement : la morphogenèse végétale. D’Arcy Thompson l’aborde çà et là. Nous évoquerons successivement les solutions qu’il préconise pour l’explication de la spirale logarithmique chez les plantes, pour la forme des feuilles et enfin pour les angles de ramification.

Notes
210.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 267. Sur ce point, il faut voir là l’influence d’Henri Poincaré (plutôt que celle d’Ernst Mach) sur d’Arcy Thompson. Il citera Poincaré un peu plus bas en effet (ibid., p. 268).

211.

« Cette définition mathématique s’exprime en peu de mots ou plus brièvement encore, à l’aide de symboles, et ces mots et ces symboles véhiculent une telle signification qu’ils permettent d’économiser la pensée… », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 267.

212.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 268.

213.

« Proportionnalité » en mathématiques, « Ressemblance fonctionnelle extérieure » en biologie, in entrée « analogie » du dictionnaire Robert-I, 1970.

214.

« Homologue : se dit des éléments qui se correspondent à l’intérieur d’ensembles différents liés par une relation », in entrée « homologue » du dictionnaire Robert-I, 1970. L’homologie (« homo » : « même » raison) est donc plus profonde que l’analogie (« ana » : raison « de nouveau », raison « semblable ») qui, malgré le sens originellement strict d’Aristote (« identité du rapport qui unit deux à deux les termes de deux ou plusieurs couples […] proportion mathématique », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande, 1926, 1983, PUF, article « analogie », p. 51), a perdu, à l’usage, de sa rigueur pour ne plus désigner qu’une vague ressemblance de façade. Alors que l’analogie constate donc une similarité entre des rapports de surface affectant deux phénomènes différents, l’homologie prend acte d’une identité de raison profonde, c’est-à-dire d’une identité de fonctionnement, de conformation et de mise en forme. Cependant, l’analogie a parfois conservé le sens fort d’homologie, notamment chez certains philosophes des sciences formalistes. Assez logiquement, une approche formaliste ne permet justement plus de sentir la nuance entre les deux. Voir [Nadeau, R., 1999], article « analogie », pp. 9-11.

215.

« Nous découvrons des homologies ou des identités qui nous échappaient auparavant.. », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 268.

216.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 268.

217.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 268. C’est nous qui soulignons.

218.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 269.

219.

D’Arcy Thompson admet que les mathématiques ne soient pas toujours utilisables et que les morphologistes se retrouvent face à des impasses, comme parfois les physiciens. Voir [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], pp. 269-270.

220.

Nous verrons que c’est cette opinion optimiste qui sera battue en brêche dans l’après-guerre, avec le développement des solutions de simulation informatique.