« Modèle » inexpliqué ou « loi » fondée sur une « foi » 246 en l’optimalité de la nature ?

Le fait que la vascularisation que l’on observe semble effectivement obéir à un principe d’optimalité du type « loi de Murray » peut être interprété d’au moins deux façons différentes du point de vue du « mécanisme » sous-jacent. On peut considérer tout d’abord que cette optimisation du travail s’exerce à chaque fois actuellement avec la mise en place d’une nouvelle ramification. Dans ce cas, cette morphogenèse biologique particulière qu’est la ramification semble pouvoir être totalement expliquée par l’hydromécanique. Cette interprétation ne semble pas avoir été répandue et déjà Murray semble pencher pour la seconde bien que les premiers textes de 1926 et 1927 ne soient pas dépourvus d’ambiguïté. En effet, l’analyse mathématique paraît trop grossière pour indiquer que c’est réellement ce jeu de forces qui à chaque fois opère. Suite à une critique véhémente du physicien Paul S. Bauer, du Fatigue Laboratory d’Harvard, Murray fut d’ailleurs sommé de préciser son point de vue. Dans son court article de 1930, entièrement à charge, Bauer répute nul et non avenu le recours de Murray à un « principe physiologique d’optimalité » au motif que l’on n’a pas là affaire à un système physique conservatif (non-ouvert du point de vue énergétique) et qu’en conséquence aucun principe de moindre action ne peut y être a priori appliqué 247 . Murray se voit donc dans l’obligation de répondre en levant l’ambiguïté des premiers articles. Dans sa réponse, il choisit de nier tout appui sur un quelconque principe issu de la physique 248 . En dernière analyse, cédant aux arguments assez forts du physicien, il fait reposer la validité de son principe sur une simple « consistance » phénoménologique avec les observations courantes. En aucun cas, ce principe ne peut être conçu pour lui comme une continuation des principes de moindre action valant en physique. C’est donc dans ce dernier travail que nous avons de lui que Murray renonce à tout appui direct sur une hypothèse physicaliste et réductionniste. Mais il ne poursuivra pas davantage ses recherches car il décédera prématurément en 1935.

La plupart des auteurs qui se sont servi de la « loi de Murray » ont considéré par la suite qu’ils ne disposaient pas par là d’une véritable théorie de la ramification vasculaire et végétale. Contre l’approche que d’Arcy Thompson aurait voulu voir adopter, ils se sont massivement accoutumés à penser que c’est plutôt à travers la sélection naturelle que ce travail d’optimisation s’est à la longue effectué en rendant préférentiellement viables les types de ramifications déterminées génétiquement de façon optimale d’un point de vue hydraulique et mécanique au détriment des autres. En quel cas, cette « loi » pourra être davantage conçue comme un « modèle » 249 mathématique puisqu’elle ne prétend pas rendre compte directement, et de façon semblablement reproductrice, du processus actuel de mise en place de la ramification dans l’ontogenèse. C’est ce terme de « modèle » que les chercheurs adoptèrent par la suite quand ils s’inscrivirent préférentiellement dans cette seconde interprétation, même s’ils parlent encore aujourd’hui de « loi de Murray » pour se référer à l’origine historique du modèle. Si bien que devant ce cas d’évolution terminologique, nous avons un moyen de comprendre précisément comment il arrive qu’on en passe de la notion de « loi » à la notion de « modèle » pour désigner le même objet théorique. En effet, alors même qu’il est exprimé identiquement, le statut explicatif du « modèle » mathématique est compris bien différemment. Au contraire de la « loi », il ne prétend plus décrire les événements causaux effectifs et agissant actuellement dans le phénomène « expliqué ». Le modèle mathématique propose un scénario plausible mais ne prétendant pas aller au cœur ou au fond des causalités qui s’expriment en dernière analyse dans le phénomène global modélisé. Il sert toutefois à rejoindre la physiologie expérimentale et médicale dans la mesure où il permet de prédire et de retrouver les mesures faites sur le terrain.

Significativement, d’Arcy Thompson lui-même, malgré son aversion pour la réduction de l’explication morphologique à la théorie de l’évolution, penche également pour cette seconde interprétation 250 . À notre avis, c’est notamment parce qu’il ne peut plus recourir ici à son « diagramme des forces ». Devant la réussite de Murray, du point de vue de la calibration de sa loi, dont il veut rendre compte et qu’il produit aux yeux de ses lecteurs comme pour appuyer encore son épistémologie de l’homologie mécaniste, il est en fait beaucoup moins à l’aise. Dans ce cas de figure en effet, il est bien plus difficile de se donner à voir comment les forces subtilement réparties de l’hydrodynamique, cette science d’ingénieur plus que de mécanicien, pourraient directement infléchir et conformer les vaisseaux aussi parfaitement que cela était possible en revanche dans les diagrammes d’équilibre de forces mécaniques simples. D’autant plus qu’il faut déjà un flux, donc un vaisseau, pour qu’il y ait une force de frottement due au flux 251 .

C’est bien là que l’on sent combien le mécanicisme homologique de d’Arcy Thompson, en guerre contre la modélisation statistique et déracinée, ne peut déjà plus réellement valoir et cède inévitablement du terrain devant les raisons de la nouvelle approche par modèles : dans les années 1920, les sciences appliquées comme l’hydrodynamique, nées de considérations expérimentales et techniques, se révèlent déjà de bonnes candidates auprès de la morphologie pour relayer efficacement la mécanique analytique dans sa fonction de médiation avec les mathématiques. Mais il est justement très instructif de voir que, pour d’Arcy Thompson, la conformité de la nature à la loi de Murray n’est finalement rien de plus qu’un signe supplémentaire de « la perfection des réalisations de la nature » en laquelle il faut avoir « foi ». C’est pour lui une preuve de plus que l’hypothèse de l’optimalité doit tout de même jouer un rôle heuristique constant chez le morphologiste du vivant comme chez le physiologiste. Mais il ne s’attarde nullement sur le fait qu’il a fallu pour cela sacrifier à la pureté de l’analyse mécanique. En fait, ce que le spéculatif d’Arcy Thompson considérait comme un « postulat » servant de « méthode de découverte » 252 , les physiologistes appliqués le considérèrent plus tard comme un « modèle », quantifiable utile pour le diagnostic mais il est vrai non réellement expliqué ni expliquant. La « loi de Murray » restera donc assez longtemps une loi phénoménologique connue et reconnue mais sans réelle utilisation dans la mesure où elle ne s’inscrit pas dans un scénario réellement explicatif et faisant lien avec d’autres faits expérimentaux. Née dans un contexte où le principe d’optimalité pouvait paraître homogène, dans son transfert de la physique à la biologie, et passait pour une légitimation de l’approche théorico-mathématique, cette loi put d’abord semblée parfaitement construite et fondée, aux yeux de certains. Mais confrontée à la légèreté de cet argument du transfert de l’optimalité, son statut épistémique dérivera par la suite vers celui d’un simple modèle descriptif.

Quant à l’approche mathématico-mécaniste de d’Arcy Thompson, si elle ne peut plus être valablement défendue comme alternative théorique au modèle et à son déracinement (cette première forme de résistance échoue donc), elle va cependant être très vite relayée par une autre forme de résistance physicaliste qui aura son heure de gloire dans la biologie théorique américaine des années 1940 et 1950. Autour de la personne de Rashevsky, une partie de la biophysique va en effet poursuivre la croisade contre les modèles mais en partant d’une idée cette fois-ci plus riche et mieux informée de ce que la physique peut proposer à la biologie comme idéal de mathématisation.

Notes
246.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 140.

247.

[Bauer, P. S., 1930], p. 617: “This work, in addition to being formally an error by neglecting the gravitational effect on Poiseuille’s law of capillary flow, has an inherent fallacy which arises from an improper use of reasoning by analogy”.

248.

[Murray, C. D., 1931], p. 445.

249.

C’est la terminologie actuellement consacrée. Voir [Lubashevski, I.A. et Gafiychuk, V.V., 2002], p. 3 : “The idea of Murray’s model is reduced to the assumption that physiological vascular networks, subject through evolution to natural selection, must have achieved an optimum arrangement corresponding to the least possible biological work needed for maintaining the blood flow through it at a required level.” C’est nous qui soulignons.

250.

« En résumé, la circulation sanguine est avant tout un processus de transport de l’oxygène, et il semble qu’un mode de transport efficace ait été établi par approximations successives », [Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 141.

251.

On retrouve ici le vieil argument vitaliste qu’Aristote opposait aux physiologues mécanistes dans les Parties des animaux, Livre I : dans la genèse de la forme du nez, on ne peut imaginer que les narines soient creusées par le passage de l’air !

252.

[Thompson, d’Arcy (Sir), 1917, 1961, 1994], p. 140.