Chapitre 5 – La « biophysique » de Nicholas Rashevsky (1931-1954)

Nicholas Rashevsky est ukrainien d’origine. Il naît à Chernikov en 1899. En 1917, à 18 ans, il rejoint la marine de l’armée des russes blancs qui se sont ligués contre la révolution bolchevique. En 1920, avec Emily, celle qui deviendra plus tard sa femme, il s’enfuit à Constantinople. Pendant un an, il y suit des cours dans un Collège américain. En 1921, à Prague, il suit des cours en physique théorique et il travaille plus particulièrement sur la théorie de la relativité. C’est donc là, à Prague, qu’il complète ses études de physique avant d’émigrer en 1924 aux Etats-Unis, après un bref passage à Paris. À partir de 1927, à l’Université de Pittsburgh puis, à partir de 1934, au Département de Physiologie de l’Université de Chicago, il conçoit progressivement le projet de bâtir une « biophysique mathématique » sur le modèle et dans le prolongement de la physique mathématique. C’est en 1934 253 qu’il propose de reprendre le terme de « biophysique » alors qu’il a déjà longuement réfléchi à la fois sur l’œuvre de d’Arcy Thompson, sur celle de Lotka comme sur celle du mathématicien italien Vito Volterra (1860-1940) 254 . À cette date, il a déjà publié un certain nombre de travaux sur la mécanique de la cellule en division. Cette même année, il reçoit une bourse de la fondation Rockefeller qui récompense et encourage ainsi ces premiers travaux. Conforté dans son approche, son projet devient ambitieux : il s’agit d’amorcer un développement véritablement systématique et tous azimuts de la biologie mathématique 255 . En fondant le Committee on Mathematical Biology (d’abord informel en 1934 puis officiel à partir de 1947), il s’entoure d’un certain nombre d’assistants et d’élèves comme Alston S. Householder, Herbert D. Landahl, John M. Reiner, Alvin Weinberg et Gale Young 256 . Ces derniers, comme lui-même, vont d’abord publier de façon séparée et dispersée dans des revues comme Growth, Biological Review, Acta Biotheoretica, Psychometrika ou même Physics. En fait, dès 1938, Rashevsky fonde sa propre revue : le Bulletin of Mathematical Biophysics. Cette revue est d’abord publiée au titre de supplément du journal Psychometrika avant de devenir indépendante. Elle édite essentiellement des essais de théories physico-mathématiques pour la biologie. Elle refuse par principe les travaux purement statistiques ou ne proposant que des équations obtenues empiriquement 257 . À partir de cette date donc, ses assistants comme ses proches collègues vont publier en quelque sorte sous sa direction. Cette « direction » de recherche est d’ailleurs matérialisée d’une autre façon la même année : par la publication d’un ouvrage de synthèse collectif mais largement « réécrit » par Rashevsky et intitulé Mathematical Biophysics.

Rashevsky est un personnage important à situer et à comprendre de notre point de vue pour plusieurs raisons 258 . D’une part, il a très tôt fédéré tout un ensemble de recherches en biologie mathématique. De ses travaux, comme de ceux de ses collègues qu’il a publiés, sont sorties un assez grand nombre de suggestions qui auront un certain poids dans l’avenir, comme nous le verrons. D’autre part, Rashevsky nous a gardé les traces de ses réflexions épistémologiques aussi bien dans la revue Philosophy of Science, fondée en 1934 par ses collègues philosophes de l’Université de Chicago, que dans les articles qu’il a publiés ensuite dans sa propre revue ou dans son ouvrage synthétique de 1938. Il l’a d’ailleurs refondu et réédité une première fois en 1948 puis de nouveau en 1960. Enfin, à la différence des physiciens et mathématiciens qui mathématisaient la biologie à l’échelle des populations, Rashevsky s’est particulièrement penché sur les problèmes de croissance de l’individu. Nous évoquerons donc cet acteur de la biologie mathématique en nous limitant toutefois et naturellement, pour certains détails, aux travaux sur la mathématisation de la forme et de la croissance.

Avant tout, il nous faut noter que ses essais de théorisations mathématiques n’ont pas toujours été animés d’une même approche de principe à l’égard de l’origine, de la nature et de l’usage des mathématiques qu’on devait y faire paraître. Il est effectivement très instructif de voir combien la position de Rashevsky a évolué sur la question précise du rapport entre la physique et la biologie mathématique. Cette évolution épistémologique, tout au moins à ses débuts, n’est pas sans rapport avec les résultats de ses propres travaux scientifiques. Au regard de l’évolution qui transparaît dans ses publications et en simplifiant ce qui a dû se manifester sous la forme d’une prise de conscience et d’une évolution lentes, nous pouvons dire que ses positions épistémologiques successives furent en effet au nombre de deux. Nous nous occuperons d’abord ici de la première période (1931-1954) dans la mesure où elle prolonge et complexifie les intuitions de d’Arcy Thompson et Murray tout en permettant un dialogue cette fois-ci assez fécond entre la biologie mathématique, ou ce qui aspirait à le devenir, et la biologie quantifiée qu’était la biométrie. Cette première épistémologie rashevskyenne a en effet permis des rencontres inédites avec les biologistes expérimentateurs. De plus, des travaux d’importance vont en résulter en physiologie physique. Par la suite, sous l’effet de plusieurs facteurs (mais aussi de travaux tout à la fois concurrents et inspirateurs) que nous essaierons de déterminer, Rashevsky a semblé séduit par le recours à la topologie, c’est-à-dire à des mathématisations d’un autre type, significativement plus directes car ne passant pas nécessairement par la médiation de la physique

Notes
253.

Pour cette date approximative, voir [Rashevsky, N., 1934a], p. 176 et [Rashevsky, N., 1960a], p. 141.

254.

Pour une analyse épistémologique des travaux de Volterra, nous renvoyons à [Israel, G., 1996], pp. 17-74. L’historien des sciences Giorgio Israel y montre que Volterrra a été un des premiers à développer consciemment une attitude modéliste en dynamique des populations. Pour l’auteur, le « modélisme » serait à définir comme une manière de mathématiser directement un problème biologique en usant d’une analogie purement mathématique, sans se fonder sur un substrat intermédiaire. Volterra serait ainsi plus modéliste que Lotka qui, pour sa part, s’appuie encore sur une analogie chimique pour mathématiser la dynamique des populations biologiques. Voir ibid., pp. 70-72. Pour notre part, nous ne sommes pas tout à fait convaincu et pensons qu’il reste chez Volterra une tendance au mécanisme dont sa définition, étroite car précisément mécaniste, des modèles témoigne. La dynamique des populations est le lieu de naissance de « modèles » qui restent théoriques en ce qu’ils sont constructibles par analogie entre des molécules et des individus vivants. Du reste, Israel nous montre en fait que les derniers écrits de Volterra témoignent de ce scrupule. Voir ibid., p. 73.

255.

Sur ce désir de recherche « systématique », voir les propos de [Rashevsky, N., 1965], p. 36.

256.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. xvi.

257.

Voir [Maini, P. K., Schnell, S. et Jolliffe, S., 2004], pp. 595-596.

258.

Dans un ouvrage récent, l’épistémologue américaine Evely Fox Keller, sans entrer dans le détail de son épistémologie ni de ses travaux, a rapporté certains des épisodes de la vie intellectuelle et académique de Rashevsky. Voir [Keller, E. F., 2002, 2003], pp. 82-89.