Le premier Rashevsky (1931-1948) et le projet de la « biophysique » : un réductionnisme

L’idée de travailler à concevoir une nouvelle partie de la biologie que l’on pourrait qualifier de « biophysique » était d’abord venue à Rashevsky de l’admiration, mêlée d’une certaine insatisfaction, face aux travaux de d’Arcy Thompson (1917). Dans sa préface de 1938, il précise que le livre de d’Arcy Thompson lui paraît en effet « remarquable » 259 mais, que dans le fond, il ne lui semble pas avoir donné la véritable impulsion nécessaire à la naissance d’une biologie mathématique. Son auteur a donc au mieux exprimé en des termes séduisants une authentique attente des milieux scientifiques en ces matières, c’est-à-dire le désir de recourir à des mathématiques non plus pour de simples applications occasionnelles (ce qui lui semble déjà très fréquent en 1938 dans le cadre de ce qu’il appelle la « biologie quantifiée ») mais pour « l’édification d’une biologie mathématique systématique » 260 , c’est-à-dire présentant une fondation mathématique rigoureuse et unifiante. Ce sentiment d’insuffisance et de flou face aux travaux de d’Arcy Thompson est assez généralement partagé à l’époque, notamment par le botaniste anglais Claude Wilson Wardlaw (né en 1901) 261 .

Selon Rashevsky, il en est tout autrement des travaux de Lotka comme de Volterra sur « l’interaction entre espèces biologiques dans une population d’organismes » 262 . Il les juge pour sa part déjà réellement « fondamentaux » en leur domaine et il déplore même qu’une certaine prévention chez les biologistes ait empêché qu’ils soient davantage reconnus. Cette prévention, il l’attribue au fait qu’à son époque, le biologiste considère souvent les mathématiques au mieux comme un ingénieur le fait : pour des raisons purement utilitaires 263 . Un biologiste ne s’intéresse aux mathématiques que s’ils peuvent lui donner immédiatement une formule utilisable. C’est contre cet esprit qu’il juge étroit qu’il lutte. Il prend alors comme exemple le développement récent de la physique théorique : il n’y aurait pas eu de théorie de la relativité sans les études mathématiques antérieures de Riemann et si ces dernières ne s’étaient d’abord émancipées du souci de coller immédiatement à la réalité empirique 264 . Il ne faut donc pas craindre de se proposer d’abord l’étude de « structures abstraites » 265 . Pourtant et très significativement, Rashevsky ne veut pas non plus s’inscrire dans la lignée de Lotka et Volterra, car il a une autre idée en tête. C’est là que sa première épistémologie s’exprime sans ambiguïté. Dans la suite, nous allons tâcher de la saisir en acte et plus particulièrement dans un travail de mathématisation de la forme des plantes que Rashevsky publiera dès 1948. Mais précisons dans un premier temps ce que la biophysique de Rashevsky doit à Lotka.

Auparavant, dans ses Elements of Physical Biology de 1925, le physico-chimiste Alfred J. Lotka avait en effet introduit l’expression « Biologie physique » pour désigner cette discipline qui appliquerait « les principes physiques à l’étude des systèmes supportant la vie comme un tout » 266 . Comme les préoccupations de Lotka se tournaient principalement vers l’évolution et la dynamique des systèmes comprenant des populations d’êtres vivants, la « Biologie physique » devait être, selon lui, une partie d’une discipline plus large baptisée « Mécanique générale de l’évolution ». Lotka se trouvait ainsi en sympathie avec la voie ouverte par l’embryologiste mécaniste Jacques Loeb selon lequel on devait considérer l’« organisme comme un tout ». Tel était en effet le titre d’un ouvrage que Loeb avait fait paraître en 1916. Au moyen d’hypothèses sur l’existence de protéines inconnues et cachées, ce dernier essayait d’y maintenir encore une unité de façade entre les mécanismes de l’hérédité et ceux du développement dans l’embryogenèse et dans l’ontogenèse. Mais Loeb ne fut pas suivi sur ce point 267 . Et même si le mot d’ordre de Loeb lui plût, pour sa part, Lotka choisit plutôt d’élever encore le niveau de ses considérations à la vie organique tout entière telle qu’elle est insérée dans un environnement physico-chimique. Comme l’historienne des sciences Sharon E. Kingsland l’a montré, Lotka manifestait ainsi son penchant pour une approche plutôt inspirée de la vision intégrative et évolutive de Spencer 268 . Quant à la « Biophysique », Lotka rappelait que le terme était récent, d’origines diverses, et qu’il tendait à désigner, de manière encore très désordonnée, tout type d’étude des divers aspects physiques de la biologie. Il formait le souhait de le voir désormais désigner uniquement l’étude de la « physique des processus individuels de vie » 269 . À ce titre, la biophysique devait devenir une sous-discipline de sa « biologie physique ». En fait, Lotka emboîtait ces différentes disciplines parce qu’il était en quête d’une systématisation et d’une unité fondamentale. Comme on le sait par ailleurs, cette unité, il la trouva dans des notions comme celle de « transformateurs d’énergie », dans une vision donc passablement énergétiste 270 .

De son côté, dans l’introduction à son propre ouvrage de 1938, et après avoir rappelé en quoi il défère auprès de ses prédécesseurs, Rashevsky entend situer sa propre perspective. Il affirme ainsi nettement vouloir que sa propre « biophysique » soit à une biologie physique ou mathématique de ce dernier type (celle de Lotka et Volterra née fondamentalement dans les travaux de dynamique des populations) ce que « la théorie moléculaire est, en physique, à la thermodynamique ». En effet, dit-il, cette dernière « s’occupe de grandes quantités de matière animées de phénomènes relativement grossiers » 271 . Cela la dispense donc d’avoir « à supposer des éléments hypothétiques à l’œuvre derrière ces phénomènes de masse » 272 . Ainsi, il lui suffit de « se baser sur quelques postulats acceptés et basés eux-mêmes sur des preuves expérimentales directes » 273 . Voici comment il justifie son propos :

‘« Les travaux de Lotka et Volterra, cités précédemment, considèrent le monde organique comme un tout. Sur la base d’une observation directe, ils postulent certaines relations générales entre les organismes et, à partir de là, ils développent une théorie mathématique des divers phénomènes impliquant de telles relations. Mais ils ne vont pas jusqu’à considérer la structure détaillée de chaque organisme individuel ni la structure des relations entre les parties fondamentales de cet organisme avec le monde physique inorganique. Ce sont ces dernières considérations qui font l’objet de ce livre. Il est à espérer que, dans le futur, les relations entre les organismes individuels, telles qu’elles sont postulées dans les travaux de A. Lotka et V. Volterra, seront dérivées des propriétés biophysiques fondamentales de ces organismes tels qu’ils sont étudiés ici. Un plus ample développement de ces deux branches de la biologie mathématique les verra avancer, main dans la main, de même que les développements de la thermodynamique et de la physique atomique les ont vu faire. » 274

Voilà donc la principale raison pour laquelle, selon Rashevsky, la démarche de Lotka et Volterra paraît assimilable à celle qui caractérise la thermodynamique dans son rapport à ce qu’il appelle lui-même la « physique moléculaire ». Mais, dans ce passage, nous constatons très clairement que c’est en fait à l’œuvre de Lotka que Rashevsky pense essentiellement. Outre le fait que Rashevsky souscrit finalement à la restriction que Lotka avait lui-même imposée à la biophysique, rappelons de surcroît que la manière dont Volterra présente ses travaux est bien moins holistique que ce n’est le cas pour Lotka 275 . Rashevsky retient donc plutôt l’intérêt et la valeur de l’approche macroscopique de la « biologie physique » de Lotka 276 dans la mesure où il considère lui aussi que le monde organique doit être considéré à certains égards « comme un tout » 277 .

Mais il pense, comme Lotka, que la biologie mathématique doit aussi ouvrir un autre front, à l’échelle de ce qui correspond au microscopique en physique, c’est-à-dire à l’échelle des éléments biologiques dans leur consistance physique, et que c’est là qu’elle gagnera définitivement le nom de biophysique. Si, de plus, cette première épistémologie de Rashevsky ne peut être qualifiée de physicalisme au sens strict et fort, tout au moins présente-t-elle la forme très nette d’un réductionnisme, c’est-à-dire d’une option épistémologique selon laquelle tout phénomène biologique sera à terme au moins représentable au moyen d’une théorisation physique. Mais la position de Rashevsky sur ce point reste en fait assez subtile. Elle est inséparable de la nature de ses travaux et de ses résultats en ce début des années 1930.

Notes
259.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii.

260.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii.

261.

“It must be said however that although d’Arcy Thompson’s book showed how phenomena of form and structure might be interpreted, it did not really serve as a guide to the young experimental worker, i.e. how to make an effective beginning”, [Wardlaw, C. W., 1968], p. 6.

262.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii. À cette époque, à aucun moment, Rashevsky n’évoque Fisher et ses travaux fondateurs pour la génétique des populations. Sans doute faut-il voir là une trace supplémentaire de son aversion pour les modèles déracinés, intégrant l’aléa et refusant de se fonder sur une théorie formalisée.

263.

Voir [Rashevsky, N., 1934a], pp. 176-178.

264.

[Rashevsky, N., 1935b], p. 415

265.

[Rashevsky, N., 1935b], p. 415 : “purely abstract speculation”, “abstract structure”.

266.

“…to denote the broader field of the application of physical principles in the study of life-bearing systems as a whole”, [Lotka, A. J., 1925, 1956], p. 49.

267.

Voir la présentation de [Pauly, P. J., 1987, 1990], pp. 148-149.

268.

Voir [Kingsland, S. E., 1985, 1995], pp. 124-125.

269.

“…the physics of individual life processes”, [Lotka, A. J., 1925, 1956], p. 49.

270.

[Lotka, A. J., 1925, 1956], chapter XXIV, pp. 325-335. Voir le commentaire de [Kingsland, S. E., 1985, 1995], chapter 2, pp. 25-49.

271.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii.

272.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii.

273.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. vii.

274.

Notre traduction du passage suivant : “The above mentioned works of A. Lotka and V. Volterra deal with the organic world as a whole. They postulate, on the basis of direct observation, certain general relations between organisms and therefore develop a mathematical theory of various phenomena involving such relations. But they do not go into the consideration of the detailed structure of each individual organism or of the relations of the fundamental parts of this organism to the physical inorganic world. These latter considerations form the subject of this present book. It is hoped that in the future the relations between individual organisms, as postulated in the works of A. Lotka and V. Volterra, will be derived from the fundamental biophysical properties of these organisms as studied before. A further development of these two branches of mathematical biology will go hand in hand, as have the developments of thermodynamics and atomic physics”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. viii.

275.

Voir [Israel, G., 1996], pp. 52-82.

276.

Rappelons que le titre initial de l’ouvrage d’Alfred Lotka était Elements of physical biology (Baltimore, Williams and Willkins, 1925). C’est dans la deuxième édition qu’il deviendra Elements of Mathematical Biology (New York, Dover, 1956). Voir [Kingsland, S. E., 1985, 1995], p. 294.

277.

“The organic world as a whole”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 616. Dans ce chapitre de 1948, Rashevsky part de l’ensemble de toutes les relations binaires possibles (ou corrélations) entre deux caractéristiques (ou caractères génétiques) d’un organisme supposées quantifiables. À chaque couple de valeurs pour ces deux caractéristiques, correspond un coefficient de corrélation. Or, ce coefficient de corrélation peut également être exprimé par le rapport (ou taux) entre le nombre d’individus présentant ce couple de valeurs et le nombre total d’individus de ce type présents dans tout le monde organique. Si l’on prend ensuite en compte toutes les interactions entre ces différents types d’individus (présents en taux variables), on va pouvoir exprimer la variation de ces taux les uns par rapports aux autres, c’est-à-dire la dynamique totale du monde organique pour ces deux caractéristiques (la dynamique de la part relative des types d’individus). En appliquant le principe de maximisation du flux total d’énergie tel que Lotka l’avait proposé pour le monde organique, Rashevsky obtient alors une loi de croissance généralisé (ibid., pp. 618 et 625) dont une forme particulière est la courbe logistique en S. Mais il fait remarquer que l’interprétation biophysique n’est pas donné par là pour autant.