Forme et mécanisme de division de la cellule

À la fin des années 1920, c’est donc dans l’esprit que proposait Lotka pour la biophysique que Rashevsky se livre à des tentatives de théorisations physico-mathématiques de la croissance et de la division de la cellule. Il essaie de montrer si l’on peut quantifier a priori la taille critique à partir de laquelle une cellule entre en division. Se séparant d’abord sciemment du mécanicisme réducteur de d’Arcy Thompon, son premier essai consiste en une théorie électrico-mathématique. La conviction que ce ne sont pas des phénomènes électriques (des flux d’ions dans les membranes) mais des phénomènes mécaniques (donc essentiellement le métabolisme en tant que phénomène mécanique principal au niveau cellulaire) qui mènent au processus de division cellulaire et de prolifération sera un des résultats majeurs de ces premières recherches. Mais c’est bien en travaillant d’abord dans une perspective d’électrophysiologie 278 que Rashevsky se propose une « théorie physico-mathématique de l’excitation et de l’inhibition » 279 électrique au niveau des tissus. Pour expliquer le fait expérimental de la résistance électrique des tissus organiques, il introduit la notion d’accommodation ; ce qui fait du processus électrophysiologique un phénomène dit à « deux facteurs », l’un concurrençant l’autre : l’excitation et l’accommodation. Au moyen de cette notion d’accommodation électrique, il pense, par la suite, pouvoir expliquer la division cellulaire et, pourquoi pas, la morphogenèse des métazoaires.

Mais c’est un échec. Il l’évoquera lui-même encore très laconiquement en 1960 : « une étude mathématique des conséquences de ces hypothèses révéla qu’elles étaient intenables quantitativement » 280 . L’ordre de grandeur des forces d’origine électrique obtenu par la théorie ne correspond en effet en rien à celui qu’il faut supposer au vu des données mesurées sur la mécanique des membranes. Il n’est donc même pas besoin de se livrer à une enquête expérimentale plus poussée. Il faut rejeter cette application de la théorie électrique au développement cellulaire et à l’embryogenèse comme, avec elle, la mathématisation qu’elle promettait 281 .

Cet épisode douloureux montre que Rashevsky, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’hérite pas passivement et directement de d’Arcy Thompon ni même de Loeb et de leurs perspectives mécanistes. Il reconnaît par ailleurs lui-même qu’elle sont déjà vieillies pour leur temps. Son retour au mécanicisme est au contraire une décision mûrement prise à la suite de son échec initial dans la tentative de « moderniser », au moyen des concepts issus de l’électrodynamique, le réductionnisme physicaliste en biologie et son indéfectible prédilection pour l’entrechoc des matières solides dans des modèles mécaniques.

En effet, dès 1931 282 , Rashevsky donne pour le cas de la cellule individuelle une autre théorie mathématique plausible de l’élongation, de l’instabilité puis de la division sous l’effet cette fois-ci purement mécanique des flux de métabolites à travers la membrane. Cela semble une véritable première réussite car les équations mécanico-mathématiques résultant alors des hypothèses simplificatrices sur les flux de substances permettent de calculer la taille critique moyenne d’une cellule en fonction des paramètres des flux et de résistance aux flux des membranes 283 . Or, il se trouve que c’est bien approximativement ce que l’on trouve lorsque l’on mesure la taille d’une cellule réelle : il y a donc un semblant de confirmation empirique. Quant à la méthode formelle, c’est là en quelque sorte reprendre, en la complexifiant et en l’appliquant aux processus de diffusion au niveau cellulaire, l’approche du « diagramme des forces » de d’Arcy Thompson. Ce premier échec comme ce premier résultat positif confirment donc Rashevsky dans l’idée qu’une approche physicaliste pour la morphogenèse reste pertinente, même si certains aménagements épistémologiques doivent être faits.

Notes
278.

[Cole, K. S., 1965], p. 137.

279.

[Cole, K. S., 1965], p. 171. Même si elle souffre de n’avoir pas d’interprétation physique, cette théorie sera reprise par plusieurs auteurs par la suite et dans d’autres contextes plus classiques et descriptifs de caractérisation électrophysiologique des tissus. Voir la liste de trois de ces auteurs in [Cole, K. S., 1965], p. 137. Mais avec le phénomène d’accommodation, cette « théorie » présente l’introduction d’une notion ad hoc, cequi, on le comprend, ne pouvait totalement satisfaire Rashevsky lui-même et son désir d’interprétation physique. Il en fera donc peu de cas.

280.

[Rashevsky, N., 1960b], pp. 141.

281.

Ce point montre que Rashevsky n’a pas totalement méprisé la confrontation réglée de ses théories avec l’expérience même si, en l’espèce, il ne s’est servi que de mesures déjà disponibles dans les publications de biologie expérimentale. Il n’a donc pas procédé lui-même à des expériences.

282.

Voir [Rashevsky, N., 1934a], pp. 183-186.

283.

[Rashevsky, N., 1960b], pp. 142.