Physicalisme unitaire et convergence avec le « positivisme logique » de Rudolf Carnap

Après cet épisode, Rashevsky se révèle en effet plus prudent par rapport aux a priori que l’on pourrait avoir concernant les formalismes à utiliser en biophysique et notamment dans le domaine de la morphogenèse. Il garde en perspective « l’unification de toutes les sciences de la nature » 284 sous un ensemble de lois physico-mathématiques plutôt qu’une simple et immédiate réduction à l’une d’entre elles dans sa forme existante. Il prône un physicalisme unitaire plus que prioritairement réducteur. Lorsqu’il commence à constituer son Committee on Mathematical Biology à Chicago, Rashevsky considère que, du point de vue de la mathématisation, la biologie a simplement pris du retard sur la physique à cause de la complexité particulière de ses objets, mais qu’elle doit à terme atteindre à des expressions très formalisées comme celles de la physique, d’où sa reprise du terme « biophysique », discipline qu’il juge générale et non spéciale, cela au contraire de Lotka. C’est même parce que les phénomènes biologiques sont à ce point complexes que se justifie d’autant plus, pour eux, l’approche mathématique dès lors qu’elle permet justement de faire abstraction des détails et de retenir l’essentiel 285 . Cette formalisation de la biologie doit en conséquence tôt ou tard advenir car il récuse en même temps et fortement l’idée qu’un quelconque principe vital de nature non-physique puisse intervenir dans le fonctionnement du vivant.

Dans toutes les publications de Rashevsky auxquelles nous avons eu accès, il n’est pratiquement jamais fait mention de philosophes ou de logiciens. Les seuls non biologistes que l’on retrouve volontiers dans ses textes et dans ses bibliographies sont des physiciens comme Newton, Einstein ou Minkowsky. Pourtant, face à ce que nous avons indiqué de l’épistémologie ouvertement réductionniste et unitaire de Rashevsky, on ne peut que sentir des échos troublants avec des textes majeurs, et contemporains, de la philosophie de la logique et des sciences comme ceux de Rudolf Carnap (1891-1970) 286 . Mais Rashevsky ne le cite jamais tel quel. Il est cependant à noter qu’en 1934, il est partie prenante dans le projet de ses collègues philosophes, dont William Marias Malisoff (professeur à l’Université de Philadelphie), de fonder la revue Philosophy of Science, dont Malisoff sera l’éditeur principal. Rashevsky n’est bien sûr pas considéré comme philosophe, mais il s’intéresse à la psychologie et à l’épistémologie. Il est un membre à part entière du conseil consultatif de la revue, aux côtés d’autres scientifiques et philosophes comme P. W. Bridgman, J. von Neumann, Marcell Boll, Ronald A. Fisher, Wolfgang Köhler, Paul Weiss, Alfred N. Whitehead, Norbert Wiener, Eugen Wigner et Sewall Wright...

Or, ce que l’on ne peut que constater, c’est que Rashevsky contribue pour sa part très fortement à cette revue naissante. Il y publie quatre articles coup sur coup entre 1934 et 1935. Dans ces travaux, il vulgarise ses propres contributions en physiologie théorique, publiées entre 1929 et 1933 dans des revues scientifiques comme Protoplasma, le Journal of Physiology, le Zeitschrift für Physiologie, le Journal of General Psychology, mais aussi Physics. Et il développe une méthode de théorisation mathématique générale très ambitieuse puisqu’elle va de la cellule individuelle 287 à la psychologie 288 et à aux relations humaines 289 . Pour justifier ces sauts de niveaux organiques en niveaux organiques, il s’appuie encore et toujours sur le fait qu’il se donne ce qu’il appelle des « systèmes in abstracto » 290 , ce qui permet à la théorie mathématique de faire d’abord abstraction des mécanismes physico-chimiques impliqués. Mais cela n’implique par ailleurs nullement pour lui qu’il faille renoncer à la réductibilité de la biologie à des lois physiques générales encore à découvrir.

Rashevsky n’a certes peut-être pas rencontré Carnap en 1934. Mais il est certain qu’il a lu de près le premier article de la première livraison de Philosophy of Science et qui n’était autre qu’une contribution de Carnap lui-même (« On the Character of Philosophic Problem » 291 ), traduite par Malisoff, et où l’auteur résumait ses thèses principales qui paraissaient en même temps, en allemand, dans la Logische Syntax der Sprache 292 . Un indice supplémentaire nous montrant que la perspective de Carnap a pu jouer (mais tardivement) dans l’épistémologie du biophysicien est le fait que Rashevsky, pour le titre de son premier article de 1934 dans Philosophy of Science, choisisse justement d’employer le même terme (« Foundation ») que Carnap dans son exposé cursif sur les « fondements » des diverses sciences, dont la biologie, et sur leur unité hypothétique autour de la physique 293 . Les premiers travaux de Rashevsky en tant que « biophysicien » remontent à la fin des années 1920. Donc ils paraissent bien avant les publications du second Carnap 294 sur la logique de la science. Mais, il se peut fort bien que Rashevsky ait été incité à philosopher tant par cette première traduction de Carnap que par les questions épistémologiques adressées par ses collègues à l’occasion de la création de Philosophy of Science. On sait par ailleurs que même si Carnap n’émigre aux Etats-Unis qu’en 1935 et notamment d’abord à l’endroit même où exerce Rashevsky, c’est-à-dire à l’Université de Chicago, sa réputation le précède toutefois d’un an, notamment à Harvard, grâce aux comptes-rendus élogieux que fait le jeune mathématicien et philosophe américain Williard van Orward Quine (né en 1908) à son retour de Vienne, notamment à propos de la Logische Syntax der Sprache 295 .

Rappelons en effet qu’en cette année 1934, dans sa période pragoise et sous l’influence des travaux antérieurs de Frege, Whitehead, Russell et Wittgenstein, Carnap produit trois thèses au sujet de la science : 1- la science se distingue de la métaphysique car elle purifie son langage pour n’avoir à faire qu’à des énoncés sensés c’est-à-dire vérifiables empiriquement 296 ; 2- ce critère de vérifiabilité par l’observation donne à son tour un rôle de fondement à la science des observables physiques qu’est la science physique elle-même ; 3- enfin, de par ce travail commun de purification de la langue et de fondation physique, toutes les sciences tendent à s’unifier sous les concepts et les méthodes de la physique 297 . Ainsi lit-on dans The unity of science :

‘« Parce que le langage physique 298 est ainsi le langage de base de la Science, la totalité de la Science devient la Physique. On ne doit pas comprendre cela comme s’il était d’ores et déjà certain que le système actuel des lois physiques suffit à expliquer tous les phénomènes. Cela signifie que tout énoncé scientifique peut être interprété, en principe, comme un énoncé physique, c’est-à-dire qu’il peut être amené sous une forme telle qu’il établit des corrélations entre une certaine valeur numérique (ou un intervalle, ou une distribution de probabilité de valeur) d’un coefficient d’état et un ensemble de valeurs de coordonnées de position (ou sous la forme d’un complexe d’énoncés de ce genre). » 299

Comme nous l’avons vu, ce propos réductionniste, unitaire, plutôt physicaliste donc, mais non naïvement mécaniste 300 , est à peu près identique à celui que tient Rashevsky à partir de 1934 301 . S’il est possible que Rashevsky en ait eu par avance connaissance à travers le court résumé qui paraît dans Philosophy of Science 302 , il faut néanmoins remarquer qu’il fait surtout écho au deuxième et au troisième points de la thèse de Carnap : la possible et même la désirable unification de toutes les sciences, et en particulier la biologie 303 , sous le sceau réducteur de la physique et de ses lois. Il semble moins sensible en revanche à la problématique de la purification du langage dans les savoirs et dans les sciences spécifiquement. Alors que Carnap y voit le moyen pour la biologie de sortir de la fausse opposition entre vitalisme et mécanisme dont il perçoit une recrudescence dans ces années 1930 304 , pour le biophysicien et scientifique praticien que revendique d’être Rashevsky, cette problématique purement philosophique ne le touche guère alors qu’il est en revanche directement intéressé pour le sens de son travail par l’appropriation et la radicalisation de la thèse réductionniste. Voici ce qu’il indique au sujet de la controverse du mécanisme et du vitalisme :

‘« Le lecteur aura remarqué, non sans surprise peut-être, que tout au long de cet article, nous n’avons pas une fois utilisé les mots de mécanisme et de vitalisme. Tous les résultats précédents [sur la croissance, la division et l’irritabilité de la cellule], aussi bien que tous ceux à venir, ne sont pas le moins du monde affectés par l’issue de la controverse du mécanisme contre le vitalisme. Jusqu’à présent, nous n’avons trouvé aucun phénomène dans la biologie qui se montrerait entièrement réfractaire à une interprétation physique. Mais il se peut qu’un jour nous en trouvions un. Quand cela arriverait, nous devrions observer et discuter la situation. Toutes les discussions a priori basées sur des anticipations sont une perte de temps. Dans la mesure où tous les organismes sont constitués d’atomes, tout en eux est en fin de compte réductible à une description en termes d’atomes, leurs agrégats et leur interaction. Il pourrait bien arriver que les lois de l’interaction atomique, telles qu’elles sont données par notre physique atomique actuelle, se révèlent inadéquates pour expliquer tous les phénomènes biologiques. Dès lors, ces lois auraient simplement à être révisées. Un mécaniste appellera cela une généralisation de la physique qui permet à cette dernière d’inclure la biologie. Un vitaliste appellera cela un échec de la physique et un triomphe du vitalisme. Nous ne savons pas si tout cela signifie grand-chose. » 305

Ainsi, pour Rashevsky, la valeur de la biophysique ne dépend nullement de la résolution de cette controverse. Car son dessein n’est pas d’imposer des bornes a priori à la biologie. L’intérêt de Rashevsky pour la biophysique n’est pas non plus d’ordre philosophique au sens de Carnap, c’est-à-dire au sens d’un travail préliminaire de clarification de la langue biologique. Rashevsky ne fait que rappeler la nature de faux problème de la controverse mécanisme-vitalisme. Mais sans s’y attarder. Il est bien davantage concerné par le projet d’ouvrir à la biologie la voie de l’exactitude. L’enjeu urgent de la biophysique, selon lui, est de faire entrer la biologie dans le cercle fermé des « sciences exactes » 306 .

Notes
284.

“We shall in this book, whenever possible, look for physical interpretation, in line with the desire to unify all natural science”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. viii.

285.

[Rashevsky, N., 1934a], p. 178 : “But nowhere do we see the attempt to build a complete and consistent system of mathematical biology. The excuse most often advocated for this is the tremendous complexity of biological systems and biological phenomena […] True, biological phenomena are perhaps more complex than ordinary physical ones. But even the latter are on their face so complex, that their complete mathematical treatment may appear impossible. And yet it is just the mathematical method of approach that enable us to see through that complexity. The important thing in the mathematical method is to abstract from a very complex group of phenomena its essential features and thereby to simplify the problem”.

286.

Pour une présentation générale du contexte philosophique, voir [Jacob, P., 1980], pp. 101-113.

287.

[Rashevsky, N., 1934a], pp. 183-189.

288.

[Rashevsky, N., 1934a], pp. 193-194 et [Rashevsky, N., 1934b], in extenso.

289.

[Rashevsky, N., 1935b].

290.

in abstracto systems”, [Rashevsky, N., 1935b], p. 419.

291.

[Carnap, R., 1934].

292.

[Carnap, R., 1934, 1937, 2002].

293.

Voir [Carnap, R., 1934], pp. 17-19.

294.

La Construction logique du monde remonte à 1928, mais les ouvrages vraiment fondateurs du positivisme logique et de sa réflexion sur la science que sont L’unité de la science et La syntaxe logique du langage ne paraîtront qu’à partir de 1934 et d’abord en allemand. Il est possible cependant que Rashevsky les ait lus rapidement car, étant originaire d’Europe centrale, il lisait l’allemand. Il est toutefois plus vraisemblable qu’il ait lu le condensé que Carnap en avait tiré la même année pour la revue américaine Philosophy of Science.

295.

Voir [Laugier, S., 2001], p. 12.

296.

Voir l’article « positivisme logique » de [Nadeau, R., 1999], p. 494.

297.

“Hence the thesis of Physicalism leads to the thesis of the unity of science”, [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], p. 96. C’est l’auteur qui souligne. Voir également ibid., § 7, pp. 93-101.

298.

Cette expression « langage physique » désigne le langage scientifique une fois qu’il a été rendu conforme à la thèse physicaliste. Voir [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], p. 95. Le terme « physicalisme » lui-même venait d’une proposition d’Otto Neurath, ibid., p. 28.

299.

“Because the physical language is thus the basic language of Science the whole of Science becomes Physics. That is not to be understood as if it were already certain that the present system of physical laws is sufficient to explain all phenomena. It means every scientific statement can be interpreted, in principle, as a physical statement, i.e. it can be brought into such a form that it correlates a certain numerical value (or interval, or probability distribution of values) of a coefficient of state to a set of values of position coordinates ”, [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], pp. 97-98. C’est l’auteur qui souligne.

300.

Bien que, comme on peut le voir, Carnap semble donner un rôle essentiel à une vision encore mécaniste, quoique éventuellement statistique, de l’espace et du temps physiques, il fait tout de même droit par ailleurs à la physique quantique. C’est même à elle qu’il fait allusion lorsqu’il ajoute entre parenthèse « ou une distribution de probabilité de valeurs ». Voir sur ce point précis [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], pp. 99-100. La théorie de la relativité semble en revanche une référence nettement moins présente.

301.

Voir la citation précédente de Rashevsky.

302.

[Carnap, R., 1934].

303.

Voir [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], p. 70.

304.

Voir [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], pp. 68-69.

305.

“The reader will have noticed perhaps not without surprise, that throughout this paper we have not once used the words mechanism and vitalism. All the above results, as well as all those to come, are not in the least affected by the outcome of the mechanism versus vitalism controversy. So far we have not found in biology any phenomenon that would prove entirely refractory to a physical interpretation. But some day we may perhaps find one. When this occurs, we shall see and discuss the situation. Any a priori discussions, based on anticipations are waste of time. Inasmuch as all organisms are built of atoms, everything in them is ultimately reducible to description in terms of atoms, their aggregates and interaction. It may well happen that the laws of atomic interaction, given by our present atomic physics, may not be adequate to explain all biological phenomena. Then these laws have to be revised. A mechanist will call that a generalization of physics, which enables the latter to include biology. A vitalist will call it a failure of physics and a triumph of vitalism. Whether that means much, we do not know”, [Rashevsky, N., 1934a], pp. 195-196. C’est l’auteur qui souligne.

306.

[Rashevsky, N., 1934a], p. 196.