La période des essais tous azimuts

Dans ce contexte intellectuel, dès le milieu des années 1930, Rashevsky s’essaye donc à de multiples formulations théoriques touchant pratiquement à tous les domaines de la biologie. Très fréquemment, dans des publications dont chacune se présente délibérément comme autant d’éventuel article princeps, il conçoit quelque chose comme le « plan de campagne » 307 d’une guerre qui tourne finalement en guérilla du fait de harcèlements formalistes divers tout à la fois inchoatifs et répétés. Ainsi tout semble indiquer que Rashevsky et ses collègues ont d’abord choisi de produire des essais de formalisation multiples et tous azimuts face à une biologie récalcitrante et d’apparence réfractaire à toute mathématisation triviale. C’est bien là une des grandes différences entre la biologie physicaliste des formes de d’Arcy Thompson et la biophysique de l’école de Rashevsky. Lorsque l’on se penche sur ses publications, on est en effet frappé de la diversité des formalismes qu’inlassablement elle propose d’introduire en biologie. Entre les années 1934 et 1954, c’est-à-dire de la reprise du terme « biophysique » à son article-tournant « Topology and life », Rashevsky se représente la biophysique et la biologie mathématique explicative comme tout à fait assimilables l’une à l’autre. La biologie qui veut se mathématiser n’a pas d’autres choix que de s’appuyer sur la physique et donc sur les méthodes et les concepts de la physique dans la mesure où ses objets ne sont pas essentiellement d’une autre nature que ceux de cette dernière. Si l’on veut reprendre ici la distinction opérée plus tard par le philosophe des sciences Carl Hempel 308 , Rashevsky a bien dans l’idée de produire en biologie une « réduction des lois ». Mais, si l’on suit en cela la même rigueur logiciste que Hempel, cette réduction des lois biologiques à des lois physiques devra selon lui tout de même passer par des énoncés connecteurs entre termes biologiques et termes physiques. Or, Hempel montrera que ces énoncés connecteurs n’ont pas à avoir nécessairement la force logique d’une totale équivalence extensionnelle entre ce que désigne les termes biologiques et ce que désigne les termes physico-chimiques correspondants. Mais même si la réduction des lois n’implique pas la réduction des termes, Rashevsky semble de son côté espérer une telle réduction des termes 309 .

Ce n’est pas, comme nous l’avons dit, qu’il pense pouvoir réduire immédiatement la biologie à la physique existante de son temps. Il voit au-delà du présent de la physique et envisage au contraire que la physique trouve là, à l’avenir, des termes et des lois qui lui seront toujours propres mais qui lui ont jusqu’à présent échappé du fait de son cheminement trop longtemps solitaire et séparé de celui de la biologie. La biologie théorique doit donc se formaliser comme la physique, de la même manière qu’elle, mais pas nécessairement sur la physique déjà connue. La biologie théorique doit être ainsi l’occasion pour la physique d’étendre ses propres vues théoriques puisqu’il n’y a pas de différence de nature fondamentale entre les phénomènes inertes et les phénomènes vivants. L’étude de la biologie théorique devrait être une occasion d’étendre ses principes pour la physique. C’est pourquoi la première épistémologie de la biologie théorique de Rashevsky ne peut totalement être assimilée à un naïf réductionnisme. Car pour qu’il y ait « réduction » au sens courant, il faut que l’on ramène de l’inconnu complexe à du connu élémentaire. Alors qu’ici, Rashevsky projette que l’on fasse des essais tous azimuts pour réduire l’inconnu complexe à du non encore connu élémentaire. Toutefois, nous verrons que cette première épistémologie de Rashevsky subira un infléchissement de poids par la suite. Même s’il est toujours resté essentiellement un théoricien, il a donc fait évoluer ses principes ; nous nous interrogerons plus bas sur les raisons de cette inflexion. Il est cependant un point sur lequel son avis n’a pas varié, c’est sur la question du rapport que doit entretenir la biologie théorique à la biologie quantifiée ou biométrie. Il a toujours reconnu que les expérimentateurs occupaient une place de choix dans la biologie mais, dans certains textes, il ne peut s’empêcher de leur donner un rôle ancillaire par rapport à la biophysique 310 qu’il appelle de ses vœux. Il avouait en effet lui-même être bien en peine pour trouver des cas précis pouvant illustrer concrètement ses multiples hypothèses théoriques. Aussi, se piquait-il d’avoir chaque matin une hypothèse théorique nouvelle à mettre en œuvre mais sans pour autant avoir la moindre idée du matériel biologique susceptible de la corroborer quantitativement ! 311

Ainsi le mot d’ordre qui semble devoir caractériser les premiers travaux de Rashevsky pourrait être : multiplier, diversifier les points de vue formels, essayer des formalismes nouveaux et voir ce que l’on peut en tirer. Ce mot d’ordre repose sur une croyance dans le fait que la seule solution pour qu’une science devienne exacte réside dans sa théorisation mathématique sous une forme abstractive, comme la physique en a montré maints exemples. Ainsi, comme la théorisation mathématique n’a plus à rendre immédiatement des comptes à la réalité, il n’y a pas de guides a priori certain pour une telle mathématisation. Cela fait donc partie d’une stratégie tout à fait rationnelle, en tout cas cohérente et réfléchie, que de multiplier les tentatives de théorisation mathématique :

‘« Une caractéristique de la méthode mathématique est qu’elle est appliquée aux problèmes scientifiques par pure considération pour elle-même et sans que l’on ait égard au fait qu’elle entretienne un contact immédiat avec la réalité. Tôt ou tard, le contact peut, ou non, advenir ; mais la valeur d’une investigation mathématique n’en est pas affectée. Un problème mathématique individuel dans un champ donné peut ne jamais contribuer à une vérification expérimentale. Mais le système entier des études mathématiques du champ en question y contribuera sans aucun doute. Un traitement mathématique ‘expérimentalement sans utilité’ peut être un prérequis pour un autre qui a plus de contact avec la réalité. » 312

Rappeler cela, c’est bien marquer déjà la nette différence d’avec la génération des d’Arcy Thompson ou même des Volterra ou des Lotka. Avec l’idée cette fois-ci bien claire et assumée que la biologie mathématique et théorique est dans ses commencements, Rashevsky s’autorise à faire flèche de tout bois. Il semble parier sur des formalisations, parfois juste le temps d’un article. C’est qu’il est en recherche de la meilleure théorie mathématique. Il ne faudrait en effet surtout pas interpréter cette approche par des formalisations tous azimuts comme le signe d’une acceptation par avance de la diversité et de la dispersion des points de vue formels, c’est-à-dire des modèles, sur un même sujet. D’ailleurs, très significativement, jusqu’en 1960, le terme de « modèle » ne s’impose pas à lui alors qu’il se répand déjà depuis longtemps dans de nombreux autres secteurs de la recherche en biologie comme la biométrie et la dynamique des populations.

Notes
307.

“Nevertheless, at every stage of development of a science, when we have before us a vista of unsolved problems, it is useful, and perhaps even necessary, to consider, so to speak, the general plan of campaign in attacking those problems”, [Rashevsky, N., 1938; 1948], p. 569. C’est nous qui soulignons. Mais Rashevsky a en fait multiplié ces « plans » généraux et ces déclarations d’intentions. Si bien que pour reprendre le ton martial de sa citation, nous proposerons d’interpréter son travail comme quelque chose qui pourrait s’apparenter à une guérilla de théorisation menée contre la complexité des phénomènes biologiques.

308.

[Hempel, C., 1966, 1972], pp. 157-165.

309.

Ce qui semble, là aussi, confirmer la proximité de son épistémologie avec celle du Carnap de 1934 : “It means every scientific fact can be interpreted as a physical fact, i. e. as a quantitatively determinable property of a spatio-temporal position (or as a complex of such properties)”, [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], p. 98.

310.

“The mathematical biologist establishes some hypothesis about the mechanisms of different biological phenomena and develops, on the basis of this hypothesis, mathematical theories […] As defined above, mathematical biology does not include such sciences as biometry or biostatistics. Yet those important sciences deal also with applications of mathematics to biology. Biometry and biostatistics are, however, not directly concerned with the development of mathematical theories of various biological phenomena. They deal with the statistical evaluation of observational and experimental facts. Biometry and biostatistics form an important bridge between experimental biology and mathematical or theoretical biology. The former supply to the latter the necessary facts in a quantitative form”, [Rashevsky, N., 1960a], pp. 140-141.

311.

Voir [Legay, J.-M. et Varenne, F., 2001], p. 7.

312.

“A characteristic of mathematical method is that it is applied to scientific problems for its own sake, regardless of immediate contact with reality. The contact may or may not come sooner or later ; but the value of a mathematical investigation is not affected. An individual mathematical problem in a given field may never contribute to an experimental verification. But the whole system of mathematical studies in the field in question will undoubtedly do so. An ‘experimentally useless’ mathematical treatment may be a prerequisite to another one, which has more contact with reality”, [Rashevsky, N., 1934a], p. 180.