De la mécanique de la cellule à la forme complexe des métazoaires

Mais venons-en à la problématique de la forme des organismes supérieurs telle qu’elle émerge au milieu des années 1940, dans les travaux de Rashevsky. C’est certes dans le cadre d’une épistémologie avant tout physicaliste que Rashevsky publie entre 1944 et 1948 313 ses premiers travaux biophysiques sur la forme des plantes. Mais s’intéresser à la forme des êtres vivants métazoaires suppose de passer de la physique de la cellule à la physique des agrégats de cellules ; ce qui tend à poser au biologiste théoricien des questions méthodologiques nouvelles.

Le plan du maître-livre de Rashevsky est organisé de manière à présenter dans ses premiers chapitres les théories biophysiques du métabolisme de la cellule et de son rapport aux événements qui peuvent lui arriver comme la mitose par exemple. On se souvient en effet que c’est par ces travaux sur la cellule que Rashevsky avait commencé ses propres recherches biophysiques. Et c’est seulement à la fin de l’ouvrage que, en toute cohérence avec son approche constructiviste-physicaliste (passer de la formalisation de la morphogenèse de l’organisme le plus simple à celle du plus complexe), se pose la question de la biophysique de l’organisme traité « comme un tout » 314 . Or, c’est là que se posent les problèmes de la forme et de la croissance dans la mesure où ils contribuent à une première réévaluation de l’épistémologie initiale.

Revenons rapidement sur l’esprit de l’ouvrage pour saisir quels sont ces premiers obstacles que la première épistémologie physicaliste de Rashevsky rencontre justement avec ces questions de forme et de croissance. Nous verrons ainsi qu’avant même de faire évoluer son approche générale vers une épistémologie plus mathématiste et formaliste (2ème version de son épistémologie), ce sera déjà au contact avec ces questions plus précises de forme et de croissance que Rashevsky devra quelque peu amender son projet d’une biophysique unifiée autour d’un fondement commun. Là aussi, nous verrons que Rashevsky n’est pas insensible à ses échecs en matière de théorisation, même s’il n’en tirera toujours pas l’idée qu’il faut se cantonner à modéliser fictivement les phénomènes.

Il faut avoir tout d’abord à l’esprit que, dans la droite ligne des premiers résultats sur la mécanique de croissance de la cellule, le fil directeur biophysique de l’ouvrage est la notion de « métabolisme » : selon Rashevsky, que l’on ait affaire à une seule cellule ou à un être multicellulaire, il est important de comprendre que l’on est toujours en présence d’un être qui « métabolise », c’est-à-dire qui voit en permanence entrer en lui et sortir de lui différents flux de substances diverses 315 . Au début des années 1940, après son premier relatif succès, il paraît donc tout à fait légitime à Rashevsky d’orienter ses efforts vers l’explication également métabolique de la mise en place des formes propres aux métazoaires, c’est-à-dire aux plantes et aux animaux. Or c’est bien là que l’approche biophysique métabolique rencontre un premier obstacle manifeste en plus des réticences de ses collègues généticiens et cytologistes qu’il avait déjà essuyées, notamment à l’occasion du premier Symposium de Cold Spring Harbor sur la Biologie Quantitative, en 1934 316 . Face à la « complexité » 317 des interactions présentes à cette échelle-là du vivant, l’approche par réduction à des éléments physiques et à leurs lois paraît « en pratique » impossible à terme :

‘« En principe, le développement des approches suggérées devrait bien nous conduire à la solution du problème. En pratique cependant, comme il est aisé de le voir dès maintenant, nous irons bientôt au devant de difficultés insurmontables si nous essayons, même avec les approximations actuelles, d’étendre le traitement des forces métaboliques à des formes d’une complexité comparable à celle qu’offrent divers organismes. Toute sursimplification du problème doit avoir une limite au delà de laquelle le problème devient complètement distordu et irréaliste ; et une simplification supplémentaire de l’actuelle ‘méthode d’approximation’ passerait probablement outre cette limite. Il faut faire quelque chose d’autre. » 318

La méthode de la théorisation mathématique abstractive par réduction à la physique ne peut donc pas valoir dans les cas où les interactions sont trop complexes. Si « en principe » cette méthode est toujours bonne, « en pratique » elle ne l’est pas toujours car la méthode de réduction exige toujours une idéalisation 319 des éléments en interactions, idéalisation qui risque de créer des « distorsions » intolérables dans le cas où l’on a un très grand nombre d’éléments hétérogènes en interaction. En cette fin des années 1940, Rashevsky aperçoit donc clairement que, pour des raisons d’impossibilité pratique dans le traitement des calculs, on ne peut pas, pour le moment, proposer des théories mathématisées de la morphologie et de l’embryologie qui soient en même temps fondées sur des idéalisations censées représenter des éléments physiques ou chimiques concrets en interaction. L’approche par la réduction suppose en effet que la reconstruction à partir des éléments soit ensuite faisable. En pratique, cette approche ne semble donc pas la bonne dans le cas de l’embryologie et de la morphologie mathématiques. À titre d’illustration et pour faire contraste, Rashevsky prend pour exemple un secteur de la biophysique qui, malgré la complexité de ses interactions, continue en revanche à bien accepter la méthode par réduction aux éléments physiques idéalisés : c’est le domaine de la biophysique mathématique du système nerveux central 320 . Dans ce cadre-là, en effet, même si l’on a affaire à diverses équations différentielles particulières exprimant chacune de façon idéalisée un type d’interaction, « l’étude de circuits de plus en plus complexes, et auxquels on applique les équations formelles et phénoménologiques, offre toujours des possibilités presque illimitées » 321 . Or, c’est précisément le traitement combiné de ces idéalisations valant à l’échelle de l’élément mécanique qui est rendu pratiquement impossible dans le cas des problèmes macroscopiques de forme et de croissance.

Notes
313.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 579.

314.

Pour le titre de ce dernier chapitre de l’édition de 1948, Rashevsky reprend explicitement l’idée à Lotka (et donc, implicitement, à Loeb) et en tire cette expression : “The Organism as a Whole and the Organic World as a Whole”. Voir [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 437. De façon selon nous significative, à aucun moment, il ne se réfère en revanche au livre de Loeb. On peut imaginer que le mécanicisme réducteur de Loeb ne convient désormais aucunement à Rashevsky, même s’il est impossible qu’il l’ignore. Loeb avait en effet professé quelques décennies avant lui à l’Université de Chicago.

315.

Il confirmera cette approche toute sa vie. Ainsi en 1960, écrit-il encore : “There is one phenomenon which is always present when life manifests itself. That is metabolism. Every living cell metabolises an number of substances, which flow into it and out of it. Death is always accompanied by a cessation of metabolism. True enough, dormant spores do not metabolise, though they are alive. But until a spore is put into a milieu in which it begins to proliferate, there is also no way of telling whether it is dead or alive. A proliferation is always accompanied by metabolism. Thus metabolism is always present when and only when life manifests itself. It was therefore natural to look for a possible connection between metabolic processes and cell division”, [Rashevsky, N., 1960b], pp. 141-142.

316.

Evelyn Fox Keller rappelle la teneur de la critique principale adressée à Rashevsky par le biologiste et statisticien d’Harvard, Edwin Bidwell Wilson, lors de ce symposium : les mathématiques ne peuvent servir en biologie qu’au niveau des populations, non au niveau des individus. Voir [Keller, E. F., 2002, 2003], p. 86. Wilson conteste donc la valeur du travail de Rashevsky, y compris à l’échelle de la cellule, c’est-à-dire dès son départ.

317.

C’est bien le terme « complexity » qu’emploie à plusieurs reprises Rashevsky. Voir [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 570 et p. 571.

318.

“In principle, the development of those suggested approaches should well lead us to the solution of the problem. Practically, however, as it is easy to see even now, we shall soon run into almost insuperable difficulties if we try to extend even the present approximate treatment of the metabolic forces to such complex shapes as are offered by various organisms. Any oversimplification of the problem must have a limit, beyond which the problem becomes completely distorted and unreal and a further simplification of the present ‘approximate method’ would likely exceed that limit. Something else must be done”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 570. C’est l’auteur qui souligne.

319.

Depuis les premiers temps de son travail de recherche, Rashevsky a en effet conscience que pour qu’une biophysique joue à l’égard de la biologie mathématique le même rôle que celui que joue la physique statistique à l’égard de la thermodynamique, il faut qu’elle recourt elle aussi à des éléments en interaction certes, mais surtout à des éléments suffisamment standardisés et simplifiés dans notre représentation pour que l’on puisse justement abréger la représentation de leurs interactions, c’est-à-dire pour que l’on puisse faire des calculs. Voir [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. x. C’est ce que fait la physique statistique, rappelle-t-il, avec la fiction des « balles élastiques » pour la représentation des molécules de gaz.

320.

Il faut rappeler que l’on ne se trouve ici que quelque temps après la publication en 1943 (par Rashevsky lui-même dans le Bulletin of Mathematical Biophysics) de l’article fondateur de Pitts et McCulloch [McCulloch, W. S. and Pitts, W., 1943]. Or, aux yeux de Rashevsky, l’approche discrétisée qui y est adoptée n’a pas encore remis profondément en question les classiques théories électriques (continuistes et au formalisme intégro-différentiel) de l’influx nerveux telles qu’il les avait aussi développées lui-même entre 1929 et 1934. Voir [Rashevsky, N., 1934a], p. 419.

321.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 570. Dans les années 1940, l’électrophysiologie est alors le lieu de prédilection des modèles analogiques de type électrique car ils permettent de modéliser analogiquement la coexistence et le couplage d’équations différentielles simultanées.