La proposition de « principes formels et généraux »

Toutefois, devant une telle difficulté, Rashevsky ne cède pas aux instances de ses collègues biométriciens qui renoncent quant à eux à aborder conceptuellement une telle complexité sans s’être auparavant dotés de faits empiriques, c’est-à-dire de données statistiques en grand nombre 322 . Rashevsky ne veut rien céder à la modélisation statistique de ce point de vue-là : elle ne peut se prévaloir d’aucune priorité, selon lui, dans le travail scientifique. Fidèle à sa perspective essentiellement favorable à l’initiative théorique, il entrevoit donc plutôt une solution de nature méthodologique et conceptuelle. Il pense que l’exemple du développement de la physique sous sa forme mathématisée peut encore rendre un grand service à la biologie mathématique naissante, mais d’une autre manière que précédemment. Et voici comment :

‘« Des situations de cette nature ne sont pas étrangères au physicien. Ce dernier ne doute pas que même les phénomènes mécaniques ou électromécaniques les plus complexes sont en définitive réductibles aux activités des atomes individuels. Néanmoins, dans l’étude d’un circuit électrique complexe, par exemple, un physicien n’a pas recours à la théorie de l’électron mais il utilise quelque principe formel et général dans ses calculs [computations]. C’est assez vrai qu’aujourd’hui on peut montrer que presque tous les principes formels de ce type sont déductibles de la théorie atomique. Mais il y a eu un temps où cela n’était pas connu et ces principes étaient utilisés avec autant de sûreté. Comme exemples, on peut rappeler à son esprit la théorie de la conduction de la chaleur de Fourier, la loi d’Ohm, etc. » 323

À l’instar de cette physique qui fut momentanément phénoménologique dans ses lois, Rashevsky propose donc d’introduire également des principes formels dans la biologie mathématique, « sans préjudice, pour le moment, de leur réductibilité aux principes utilisés jusqu’àprésent » 324 . Ces principes généraux et formels doivent en effet être bien distingués des précédents qui avaient cours lorsque l’on idéalisait les éléments physiques en simplifiant leur représentation. Pour les distinguer des nouveaux, ces anciens principes doivent être appelés « physiques ». Même s’ils reposent sur des idéalisations, ils sont réputés « moins formels par nature » 325 que les principes généraux nouvellement promus pour le règlement de ces questions de forme. Les deux types de principes, ajoute Rashevsky, restent toutefois foncièrement « compatibles ».

En fait cette proposition nouvelle dans l’épistémologie rashevskyenne est censée servir deux objectifs distincts. Le premier, le plus important, est de nature pratique. Il s’agit de rendre les théories calculables en pratique donc susceptibles de servir à des prédictions explicites. Car c’est seulement à cette condition que toute théorie nouvelle se prêtera à des comparaisons avec d’autres théories mais aussi, à terme, avec l’expérience. Le second objectif est de nature plus heuristique : « l’introduction de principes formels [en biologie mathématique] ouvre néanmoins à de nouveaux horizons, jusque là inaperçus » 326 . Ainsi, les styles de formalisations qui étaient fortement contraints par le passé de la physique mathématique, et plus particulièrement de la mécanique rationnelle, vont pouvoir s’émanciper et s’aventurer dans cet horizon nouvellement dégagé. Sans que Rashevsky l’exprime ainsi, cette épistémologie spéciale, à visée « pratique » et recourant à des principes formels (à l’échelle méso- ou macroscopique), installe en fait un troisième niveau, ou horizon, de considérations formelles dans une épistémologie générale d’orientation au départ réductionniste ou, à tout le moins, physicaliste.

Notes
322.

Voir la citation d’Eric Ponder (1898-1970), professeur de physiologie générale au Washington Square College, extraite par Evelyn Fox Keller des actes du Symposium de Cold Spring Harbor de 1934 sur la Biologie Quantitative : “There is an unfortunate confusion at the present time between quantitative biology and bio-mathematics […] Until quantitative measurements has provided us with more facts of biology, I prefer the former science to the latter”, [Keller, E. F., 2002, 2003], p. 87. Ponder qualifie donc de « bio-mathématique » l’approche de Rashevsky. Pour lui, l’urgence est dans l’accumulation de faits expérimentaux et l’analyse statistique est là pour servir ce projet.

323.

“Situations of that nature are not unfamiliar to the physicist. The latter does not doubt that even the most complex mechanical or electromechanical phenomena are ultimately reducible to activities of individual atoms. Nevertheless, in studying, for instance, a complex electric circuit, a physicist does not fall back on the equations of the electron theory but uses some general formal principles in his computations. It is quite true that at present almost all such principles can be shown directly to be deducible from atomic theory. But there was a time where this was not known, and yet those formal principles were used just as safely. We may be reminded, by way of exempla, of Fourier’s theory of heat conduction, Ohm’s law, etc.”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 571. C’est l’auteur qui souligne.

324.

“regardless at present of their reducibility to the principles used hitherto”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 571. C’est l’auteur qui souligne.

325.

“less formal in nature”, [Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 571.

326.

[Rashevsky, N., 1938, 1948], p. 571. Notre traduction.