De deux à trois horizons de formalisation : insérer des principes intermédiaires

À la fin des années 1940, l’épistémologie de transition de Rashevsky est donc à trois étages, si l’on peut dire. Il y d’abord le niveau physique qui se prête à théorisation dans la mesure où les éléments physiques sont simplifiés et idéalisés, comme dans la physique statistique. C’était le premier objectif principal de la biophysique, rappelons-le : réduire les concepts biologiques pour que la biologie théorique puisse devenir la physique statistique d’une biologie mathématique globaliste de type dynamique des populations. Cette approche formelle globaliste et qualitative 327 formait pour sa part le second et dernier niveau de formalisation. Il y avait là également place pour une formalisation et une idéalisation, mais d’un autre type dans la mesure où il n’y était nullement tenu compte de la réalité physique intrinsèque et propre aux éléments ou acteurs en interactions. Les hypothèses simplificatrices étaient essentiellement de nature relationnelle 328 même si, de fait, elles retombaient commodément dans le formalisme de la mécanique rationnelle. Dans les usages traditionnels des équations différentielles de la mécanique rationnelle, à la différence de la dynamique des populations, on fait d’ordinaire davantage que se représenter des relations entre les éléments. On se représente également des propriétés intrinsèques quantifiables, comme des élasticités par exemple, ainsi que le montre le modèle physique des balles élastiques. Avant de recourir aux équations, on se représente donc des attributs matériels, certes idéalisés, mais supposés être essentiels à l’élément individuel et comme logés en lui. Au contraire, cet accent sur les « associations » 329 biologiques, donc sur de pures relations, abstraction faites des qualités des substances qui y interviennent, pouvait logiquement conduire à de pures recherches mathématiques sur des systèmes d’équations différentielles. Ces recherches devaient ainsi pouvoir valoir en elles-mêmes, aux yeux des mathématiciens, comme le pensait déjà explicitement Volterra 330 .

Il y a enfin le troisième niveau, ou horizon, de formalisation. C’est celui qui correspond aux nouveaux principes tout à la fois généraux et formels que Rashevsky veut introduire. Ces principes sont intermédiaires dans la mesure où, étant fonctionnels (c’est-à-dire représentant une « fonction » vitale comme le principe de la mobilité ou celui de la coordination nerveuse des animaux), ils sont tout à la fois purement intuitifs (ils sont pour ainsi dire « parachutés ») à un certain niveau macroscopique et proposés sans construction mécanistique préalable du formalisme, mais sans pour autant donner lieu à une mathématisation intégrale et d’un seul coup comme en dynamique des populations. Ils formalisent donc le nécessaire accomplissement d’une fonction biologique qui est propre aux métazoaires que l’on étudie. Selon Rashevsky, le métabolisme, en lui-même, ne constituait donc pas encore ce que l’on pourrait appeler une fonction biologique. Il est la description a minima de ce qui affecte mécanistiquement le vivant. Il en est tout autrement des principes formels qu’il propose d’introduire spécifiquement pour l’étude de la forme des métazoaires. C'est donc également en un autre sens que ces principes fonctionnels sont intermédiaires entre le niveau physique et le niveau mathématique de formalisation : ils sont en effet manifestement porteurs d’une sorte de finalisme local dont on doit bien s’accommoder pour des raisons de praticabilité de la théorie mathématique, comme nous l’avons vu.

Or, là est la clé d’une des inflexions progressives mais majeures du programme épistémologique issu des travaux de d’Arcy Thompson et de Lotka ou Volterrra dans les problématiques de morphogenèse. De façon décisive, Rashevsky introduit la notion de « fonction » dans sa biologie mathématique naguère exclusivement biophysique. Ce n’est pas cependant qu’il veuille se jeter à corps perdu dans un oubli des principes de formalisation qui d’ordinaire lui venaient de la mathématisation déjà bien avancée du substrat physique. Sa biophysique devient en fait une bio-« physique d’ingénieur » particulièrement sensible à l’ergon, à la « fonction »au sens d’Aristote, c’est-à-dire à la fonction supposée devoir se mettre en œuvre dans tel ou tel substrat biologique quand bien même ses éléments ultimes ne seraient que physiques. Le vivant, à ce niveau de formalisation, est de nouveau pensé comme un système de fonctions du même type que celles que doivent accomplir les outils et les artefacts des hommes. Inutile de dire que cette épistémologie fonctionnaliste n’est surprenante que par le contexte biophysique et réductionniste tardif où elle a fini par intervenir. Elle est tout ce qu’il y a de plus récurrent dans l’histoire des sciences de la vie. Elle rejoint en fait toute une tradition finaliste remontant au moins à Aristote et pour laquelle il faut concevoir les organes comme étant toujours déjà organisés pour accomplir une fonction. La fonction devient en effet première dans l’ordre causal, à la manière d’une cause finale 331 .

Rashevsky ne dit pourtant mot de cette filiation conceptuelle classique car, comme la grande majorité des physiologistes du début du 20ème siècle, il lui suffit de faire implicitement fond sur la vulgate d’un finalisme local et uniquement méthodologique tel qu’il intervient chez un Claude Bernard par exemple. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il ouvre effectivement un horizon de formalisation nouveau dans la biologie avec l’acceptation purement méthodologique de ces principes mathématiquement exprimables qui vont donc se révéler tout à la fois formels et biologiquement fonctionnels.

Notes
327.

Sur ce point, Volterra s’inscrivait dans une approche qualitative (plus précisément dans cette partie de la topologie naissante, issue de l’analyse fonctionnelle et de la géométrie différentielle) et dont il faisait de Poincaré l’initiateur : « Cette étude repose sur celle des intégrales de certaines équations différentielles et intégro-différentielles, qu’il faut examiner très en détail, soit d’une manière quantitative, soit, bien souvent, d’une manière seulement qualitative. Je tiens à rendre hommage à la mémoire de Henri Poincaré et à son génie, en rappelant combien il a insisté, dans certains de ses travaux classiques, sur le rôle que peut jouer dans la philosophie naturelle l’étude qualitative des intégrales des équations différentielles », [Volterra, V., 1931], pp. v-vi. C’est cette orientation délibérément qualitative qui illustre le mieux ce que nous appelons une approche globaliste.

328.

Les relations étaient réduites au minimum de façon à pouvoir appliquer le formalisme continuiste de la mécanique rationnelle : il s’agissait principalement d’un rapport de présence/absence exprimant des rapports de vie/mort ou de prolifération/consommation (lutte pour la vie). Dans ce cadre-là, la relation, bien qu’essentielle à la formalisation, est aussi très rudimentaire : présence ou absence de proies devant les prédateurs. Les tenants de ce qui s’appellera plus tard la « biologie relationnelle » (dont Robert Rosen), dès lors qu’ils seront influencés par des traditions d’esprit différentes (dont la théorie des automates mais aussi la topologie algébrique), ne seront d’ailleurs pas particulièrement sensibles à ce caractère relationnel déjà sous-jacent aux mathématisations de Volterra. Rappelons d’ailleurs que l’école mathématique de Volterra pâtira très vite du fait de n’avoir pris le tournant de la topologie algébrique en n’incorporant pas dans ses études la considération de l’espace de Hilbert. Voir sur ce point précis l’article de Jean Dieudonné in [Taton, R., 1964, 1995], p. 27. On ne doit donc pas considérer Volterra comme un instigateur de la « biologie relationnelle » à venir même si l’on peut le considérer comme un de ses précurseurs mais au risque de niveler les subtils déplacements historiques qu’ont subi les épistémologies à l’œuvre de l’époque. Ce sont ces déplacements et infléchissements qui nous intéressent ici.

329.

Selon le terme choisi par Volterra lui-même. Voir [Volterra, V., 1931], p. v.

330.

Volterra éprouvait même le besoin de préciser : « Cet ouvrage ne s’adresse pas aux seuls mathématiciens qui y verront des développements analytiques, mais aussi aux naturalistes qui y trouveront des lois biologiques », [Volterra, V., 1931], p. vi.

331.

Rappelons que, de façon polémique, Aristote s’était déjà attaqué à ceux qu’il appelait les physiologues, ces philosophes de la nature qui voulaient réduire la vie aux purs jeux mécaniques des quatre éléments et des configurations corporelles. Aussi, dans une perspective que nous pourrions qualifier de fonctionnaliste, attribuait-il la croissance des plantes à l’action fonctionnelle de l’âme nutritive : « Or nul n’a de sensation, qui n’ait point l’âme en partage. Et le cas de la croissance et du dépérissement est semblable. Car nul ne dépérit, ni ne croît dans l’ordre naturel, sans se nourrir. Or nul ne se nourrit qui n’ait point part à la vie. Empédocle, au demeurant, a bien tort d’ajouter à ce propos que la croissance, chez les plantes, s’effectue vers le bas, selon l’enracinement, parce que la terre se porte naturellement dans cette direction, et vers le haut parce que le feu possède ce mouvement. Et, en fait, il n’a pas non plus une juste conception du haut et du bas, car le haut et le bas ne représentent pas la même chose pour tous les vivants que pour l’Univers ; au contraire, ce qui correspond à la tête des animaux, ce sont les racines des plantes, s’il faut exprimer la différence et l’identité des organes d’après leurs fonctions », De Anima, II, 4, 415b24 – 416a6, [Aristote, DA, 1993], p. 154. C’est nous qui soulignons. Par ailleurs, il existe un très grand nombre de textes où Aristote assimile les organes des êtres vivants (comme l’étymologie même du mot y prête naturellement) aux parties des êtres artificiels comme un outil ou un instrument de musique. Joseph Moreau, par exemple, résume très bien l’idée générale : « Dans la nature, comme dans l’art, c’est la finalité, la fonction, le service, qui détermine la forme des instruments, des outils et des organes ; c’est la fin qui exige les moyens ; la matière est informée par les fins », [Moreau, J., 1962, 1985], p. 164. D’autre part, rappelons que, dans ce cadre-là, Aristote avait très finement et clairement distingué la fonction accomplie par l’organisme, ou par l’outil achevé, de la fonction qu’il faut accomplir auparavant pour achever cet organisme ou cet outil. Avec Rashevsky, nous en sommes donc à la reconnaissance de ce point de distinction subtile, mais, ce qui est nouveau, au niveau même des capacités à formaliser : savoir que nous pouvons formaliser la fonction générale accomplie par l’organisme achevé (la motricité, la coordination nerveuse ou la résistance mécanique à la casse…) ne veut pas dire que l’on sache formaliser la fonction qui a achevé cet organisme jusqu’à ce qu’il déploie la configuration spatiale qui est devenue la sienne. Voir sur ce point la note de Richard Bodéüs : « Aristote veut dire qu’un corps naturel est à mettre sur le même pied qu’un corps artificiel quelconque, par exemple le hautbois. Or celui-ci en tant qu’instrument, a rapport avec l’art du musicien qui s’en sert, non avec celui du charpentier qui se sert d’une matière pour le fabriquer », [Aristote, DA., 1993], p. 113.