Chapitre 6 - La bio–« physique d’ingénieur » de David L. Cohn (1954)

David Lionel Cohn (né en 1927) appartient au Committe on Mathematical Biology de l’Université de Chicago, lorsqu’en 1953, il bénéficie d’un fond de recherche débloqué par le National Heart Institute lui-même membre des National Institutes of Health (NIH). En tant que biophysicien, il va se pencher sur la structure générale du système vasculaire chez les mammifères puisque son objectif est d’éclairer le fonctionnement optimal du cœur et son rapport à cette structure totale. Sa problématique est donc un peu différente de celle de Murray. Ce dernier ne considérait en effet que la structure locale des ramifications vasculaires. Le contexte scientifique auquel il appartient est également bien différent. C’est celui de la biophysique rashevskyenne. Cohn se voit donc obligé de reprendre en quelque manière les idées de Rashevsky sur la question. Mais ce qui est intéressant, c’est le fait qu’il utilise le chapitre du maître sur la « forme des plantes » pour en appliquer l’esprit à l’étude de la forme du système vasculaire. Le rapprochement de ces deux objets biologiques végétal et animal n’est bien sûr pas en soi nouveau. Ce qui l’est en revanche, c’est la façon dont il conçoit les notions de « fonction biologique » et d’exercice optimal de cette fonction que Rashevsky avait auparavant réhabilitées.

En effet, au début de son travail, Cohn distingue explicitement, et donc plus nettement que d’Arcy Thompson et Rashevsky ne l’avaient fait, les « déterminants génétiques » des « déterminants environnementaux » intervenant dans la mise en place de la forme des vivants. Son travail ne portera que sur les premiers. Mais cette précision est encore insuffisante. Il faut selon lui distinguer deux perspectives divergentes au sujet de ces déterminants génétiques. Pour les causes de la genèse des formes au niveau de l’individu (l’ontogenèse), à vouloir appliquer l’approche directement mécaniciste à la notion d’exercice optimal d’une fonction, on tombe clairement dans un problème inextricable puisque l’on est obligé de supposer que cette optimalité était déjà présente, « sous une forme latente » 339 dans les gènes de l’individu eux-mêmes. L’optimalité est déplacée vers les causes, sans doute avérées pour le moment mais non explicitées dans le détail, que sont les gènes : à effet optimal cause optimale pour ces effets. La recherche d’une représentation mathématique explicative de la forme optimale via les déterminants génétiques matériels que sont les gènes ne pourra pas se fonder sur ce sur quoi pourtant elle devrait en droit se fonder : les gènes. Car, entre les gènes et la biologie du développement, il n’y a bien sûr pas rupture de causalité a priori, au contraire, mais il y a plutôt un marécage de relations très complexes, encore très mal connues, non explicitées mathématiquement et qui rend donc pour le moment impraticable une telle approche de l’optimalité fonctionnelle de la forme au moyen d’une représentation idéalisée des gènes. Il faut donc clairement adopter une approche non analytique de l’optimalité et en rester à ce que la phylogénie nous a légué à travers les lents processus de sélection naturelle : il faut bien supposer dès le départ, comme Rashevsky le suggérait en 1948, que l’optimalité est là et qu’on ne peut en expliciter les causes actuelles. Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse pas partir de ce principe de l’optimalité pour en tirer par un traitement mathématique des relations métriques, nominales en quelque sorte (au sens des cotes nominales du dessin d’ingénieur), et dues à l’exercice optimal des fonctions biologiques de l’organisme.

C’est pour cela que Cohn adopte en pleine conscience ce que nous avons appelé le niveau intermédiaire de formalisation, le niveau des formalismes fonctionnels, finalistes en quelque sorte, et ainsi délivrés de la nécessité d’une construction intégrale à partir des éléments causaux supposés. Mais sur ce point, il voit plus loin que Rashevsky puisqu’il propose avec insistance de passer à une approche de formalisation synthétique dont l’origine est moins directement formelle ou inspirée de la physique générale : sa méthode consiste à se proposer sur le papier un système combiné de fonctions mathématiques diverses de telle sorte que ce système soit dans son fonctionnement global analogue au système vivant étudié. C’est là que le modèle de la pratique de l’ingénieur s’impose naturellement à lui : le souci du fondement ontologique et explicatif ayant été momentanément écarté, on peut le remplacer par un souci plus grand d’adopter des méthodes de descriptions formelles qui soient plus pragmatiquement adaptées.

Notes
339.

“The final form of the individual is present in latent form in the genetic makeup of the single cell from which development begins”, [Cohn, L., 1954a], p. 62.