Un prise de conscience venant de l’embryologie chimique

Avant de revenir sur la mise en œuvre de cette méthode, quelque chose peut nous paraître surprenant et nous devons nous y arrêter. En effet, qu’est-ce qui a contribué au fait que Cohn a, plus encore que Rashevsky, le sentiment que la réduction directe aux éléments physiques constitutifs ne s’impose vraiment plus ? Nous allons risquer ici une hypothèse sur l’origine de cette inflexion dans le travail de Cohn par rapport à celui de Rashevsky. Lorsque l’on regarde le travail de Cohn, on est effectivement frappé de voir combien il veut à toutes forces s’inscrire en faux contre des techniques de mathématisation trop abstraites et à échelle trop globale telles que celle qui se manifeste, selon lui, dans la « théorie des transformations » de d’Arcy Thompson. Or, pour appuyer sa critique, il cite assez longuement un auteur qu’on ne voyait jusque là pas du tout paraître dans la littérature de l’école de Rashevsky. Il s’agit de l’embryologiste britannique Conrad Hal Waddington (1905-1975) 340 .

Cohn ne semble pas avoir lu directement Waddington mais il le cite à travers un article de l’anatomiste britannique Solly Zuckerman et remontant à 1950 341 . Et il en retient d’abord la forte critique à l’encontre des tentatives de mathématisation traditionnellement géométrique en biologie des formes. Il la reprend certes à son compte, mais d’une manière très fortement décalée. C’est d’elle en effet qu’il tire l’idée de recourir aux principes de l’ingénierie alors que Waddington en tire, exactement à la même époque (1954), une leçon quasiment inverse : ce dernier prône le recours massif à des équations intégro-différentielles à la Lotka-Volterra dans une perspective d’identification formelle entre les questions de dynamique de population et les problèmes de compétition entre enzymes pour la consommation de matériaux, cela en vue de la construction organique (le développement) au niveau cellulaire 342 . Autrement dit, Waddington en revient à ce qui est le deuxième niveau formel chez Rashevsky : celui de la thermodynamique. Il prend d’ailleurs explicitement comme modèle cette discipline 343 alors même que Rashevsky veut, comme nous l’avons vu, fonder ce qui en est en effet l’équivalent en biologie, à savoir la dynamique des populations. Waddington veut faire du Lotka généralisé au niveau cellulaire alors que Rashevsky et Cohn veulent tout au contraire fonder ou retrouver l’approche globale de Lotka par des théorisations constructives intermédiaires.

L’identité des références mais aussi des critiques apportées aux approches antérieures doublée de la franche opposition entre les conséquences que les protagonistes en tirent nous aide ici à concevoir la ligne de fracture proprement contingente (c’est-à-dire non exclusivement déterminée par des arguments techniques ou scientifiques) qui existe alors au sujet de la mathématisation des formes entre la critique waddingtonienne des mathématisations antérieures et la critique rashevskyenne. Mais que dit exactement Waddington sur les mathématisations globale et de style géométrique à la d’Arcy Thompson qui puisse tout de même faire écho dans l’école de pensée de Rashevsky ?

‘« D’un point de vue strictement géométrique, toute nouvelle cavité isolée qui apparaît à l’intérieur d’un corps, telle qu’une île de sang dans un embryon, ou une vacuole de nourriture dans une amibe, augmente le degré de complexité de la forme d’une unité, tandis qu’une nouvelle excroissance externe, même si elle est aussi importante qu’un membre, laisse le degré de complexité inchangé. Il est évident que dans ce cas nous ne pouvons pas passer simplement de relations mathématiques à des propositions portant sur des relations biologiques. Nous avons besoin d’un analogue spécifiquement biologique de la topologie – une nouvelle branche de la science dans laquelle des relations de type logique utilisées dans la topologie normale seraient instaurées entre des entités dont la définition serait essentiellement biologique. » 344

David Cohn en lisant cet extrait comprend bien que c’est l’approche géométrique traditionnelle qu’il faut bannir. Mais il en conclut que c’est la perspective mathématiste, abstraite et générale, que Waddington critique en tant que telle. C’est pourquoi il embraye immédiatement avec sa propre proposition : « nous devons tempérer nos mathématiques avec des considérations pratiques » 345 . Il ajoute même : « plutôt que des mathématiques abstraites, essayons une application des principes de l’ingénierie » 346 . Mais il n’est au fond pas d’accord avec la seconde partie de l’extrait, cette partie qui sera pourtant si importante pour d’autres écoles de pensée à venir, notamment en France 347 , puisque c’est celle qui présente une proposition qui se veut inédite : oublier la géométrie au sens strict, ne pas renoncer aux mathématiques abstraites, mais recourir à une géométrie des lieux, à une topologie acclimatée à la biologie, cela pour pouvoir rendre compte de l’émergence de nouvelles structures brisant les continuités métriques habituelles qu’impose encore une « théorie des transformations ».

Donc finalement, contre la géométrisation classique en biologie mathématique spéculative, Cohn se sert des arguments critiques de l’embryologie théorique et organiciste contemporaine mais pour mettre en fait en valeur la réhabilitation rashevskyenne de la notion de fonction dans son usage heuristique pour la mathématisation des formes.

Mais chez lui, cette notion de fonction est elle-même complètement banalisée et explicitement identifiée à la fonction que remplit un artefact humain conçu sur le papier en vue de la réalisation de tel ou tel acte. De plus, comme les « créodes » waddingtoniennes le suggèrent au niveau qualitatif et intuitif 348 , la fonction abstraite optimisée (le programme de développement organique qui se déroule) peut se morceler en un ensemble de différentes fonctions relativement autonomes, à visées plus « concrètes » et néanmoins mutuellement combinables. C’est en cela précisément que le système biologique abordé du côté de la forme autorise une approche de type « conception de systèmes artificiels complexes » (résultant d’une combinaison de sous-systèmes optimisables séparément) à la manière d’un ingénieur.

Notes
340.

Cet embryologiste est à l’époque connu pour avoir montré, dans les années 1930, que les substances inductrices d’organogenèse sur les territoires a priori susceptibles de développer des organes (zones des organismes appelés « organisateurs » à la suite des expériences de H. Spemann entre 1921 et 1924) pouvaient être de nature purement chimique et non essentiellement physiologique ([Le Douarin, N., 2000], p. 150). Mais hostile au réductionnisme génétique des généticiens et par la suite à l’hégémonie de la biologie moléculaire, à partir des années 1940, il tâche de réhabiliter l’idée d’une épigenèse organisée en la concevant à l’œuvre au cœur même des processus d’histogenèse (genèse de la cellule) et d’embryogenèse ([Waddington, C. H., 1962], pp. vii-viii). Il ne lui semble en effet pas possible d’attendre les progrès hypothétiques de la biochimie pour produire une théorie embryologique formalisée dans la mesure où, dans tout développement organique, se manifeste déjà clairement des stabilités globales, comme des passages globalement obligés, au delà de la complexité pour l’heure irréductible des processus biochimiques souterrains. Il en avait ainsi conçu la notion de « chréode » ou « créode », c’est-à-dire de « canalisation » ou de « sentier » de développement pour certains organes ou groupes d’organes. Voir [Waddington, C. H., 1962], p. vii et p. 44. 

341.

[Cohn, D. L., 1954], p. 74.

342.

[Waddington, C. H., 1962], p. 46.

343.

Voir [Waddington, C. H., 1962], pp. 45-46 : “What we should, I think, like to possess is a body of theory comparable to the major physical theories, such as thermodynamics, general relativity, wave mechanics. Population genetics and evolution are almost the only divisions of biology for which theories of this character are available.”

344.

“From the strictly geometrical point of view, each new isolated cavity appearing within a body, such as a blood island in an embryo, or a food vacuole in an amoeba, raises the degree of complexity of the form by one unit, whereas a new external excrescence, even if it is as functionally important as a limb, leaves the degree of complexity unchanged. It is obvious in this case that we cannot pass simply from the mathematical relations to statements about biological relations. We should require for that a specifically biological analogue of topology – a new branch of science in which relations of the logical kind used in normal topology were set up between entities whose definition was essentially biological”, [Cohn, D. L., 1954], p. 59.

345.

“Thus we must temper our mathematics with practical considerations”, [Cohn, D. L., 1954], p. 60.

346.

“Rather than abstract mathematics let us attempt an application of engineering principles”, [Cohn, D. L., 1954], p. 60.

347.

Voir les travaux spéculatifs de René Thom et leurs reprises philosophiques par Jean Petitot et Alain Boutot. Nous exposerons leur rôle dans l’histoire des modèles de morphogenèse de plantes au chapitre « Thermodynamique et topologie différentielle des formes ».

348.

En 1940, Waddington n’a proposé cette notion de « créode » ou « canal de développement » qu’à partir de raisons qu’il qualifiera lui-même de « purement intuitives », [Waddington, C. H., 1962], p. 46.