L’optimisation du tout passe par l’optimisation des parties

Dans son travail précis, le but de David Cohn est d’arriver à construire la formule mathématique analytique de la résistance totale que le système artériel oppose au flux de sang sortant du cœur. Il est à noter qu’à aucun moment il ne parle de « modèle » ; mais il utilise en revanche fréquemment le terme de « système », issu du langage des ingénieurs, pour désigner aussi bien le réseau vasculaire naturel que celui qu’il va concevoir par morceaux et qu’il jugera « similaire » au réseau réel.

Cohn découpe alors son problème en autant d’étapes qu’il juge nécessaires d’introduire, en conformité avec le problème d’optimisation que, séparément, chacune d’entre elles suscite. Il part donc du postulat que « la croissance de l’individu n’est rien de plus que la somme des croissances de ses parties » 349 . Il estime en effet que, comme le système naturel est une combinaison de fonctions qui sont chacune optimisées de façon relativement indépendante, il est en droit de considérer que l’optimum du tout est la somme des optima des parties. Il suffit donc de considérer l’être vivant comme l’analogue d’un artefact pour lequel on a pris les plus belles pièces, les organes les mieux adaptés à leurs fonctions particulières.

Cohn calcule d’abord séparément le rayon optimal de l’aorte en reprenant les analyses de Cecil D. Murray mais, curieusement, sans le citer aucunement. Rappelons qu’il est intéressant pour une aorte d’avoir un rayon assez grand car le nombre de Reynolds du sang n’est pas suffisamment bas pour donner lieu à des turbulences et la circulation se fait alors sans forte résistance. Mais d’un autre côté, il est avantageux pour un mammifère (« il sera plus efficace » 350 écrit Cohn littéralement) d’abaisser ce rayon car cela lui demandera moins d’énergie de maintenance métabolique à destination du tissu vasculaire et les propriétés élastiques de l’aorte joueront en faveur d’un retour veineux rapide rendant l’animal plus réactif en cas de stress et donc plus viable du point de vue de la sélection naturelle. De là Cohn tire une valeur optimale pour l’aorte. Ensuite il fait de même successivement pour les dimensions optimales des capillaires, pour la structure du système de branchaison, pour les diamètres relatifs des vaisseaux à un branchement et enfin pour la longueur relative des branches. En utilisant à chaque fois des raisonnements de bon sens sur ce qui doit définir quantitativement l’optimal de la fonction exercée à tel ou tel niveau organique, il parvient à exprimer la résistance totale au flux sanguin du système artériel en sommant les résistances locales à chaque ordre de branchaison.

Pour parvenir à une sommation mathématiquement exprimable des contributions locales et dépendant chacune de fonctions différentes, Cohn exprime en effet toutes ses contributions en termes de résistance hydrodynamique (au sens de la loi de Poiseuille). C’est là probablement la raison principale pour laquelle cette approche « constructiviste » par morceaux se recombine et fonctionne. La mathématisation semble accomplie et la « construction » du système similaire est concluante : on arrive à des formulations mathématiques de notions additionnables comme le sont les « résistances » en série 351 . Il apparaît alors possible de combiner mathématiquement les valeurs quantifiées jusque là séparément de façon à caractériser quantitativement le système global. Dans ce cadre-là, comme dans celui d’un réseau de résistances électriques en série, la résistance de la somme est bien la somme des résistances car « nous considérons le système comme une série de plusieurs vaisseaux parallèles » 352 . L’hypothèse lourde de l’additivité des contributions du point de vue fonctionnel ne repose donc finalement sur rien d’autre que sur une perspective uniquement hydrodynamique (ou électrodynamique) et sur l’usage généralisé de la loi de Poiseuille.

Quel résultat Cohn peut-il finalement en tirer ? Une valeur théorique pour le flux de sang total dont l’ordre de grandeur correspond en effet à celui de la valeur mesurée. Donc Cohn met pour la première fois en évidence, dans l’école de Rashevsky, le fait que l’approche par principes fonctionnels peut mener à des quantifications vérifiables empiriquement. Il semble que Rashevsky ait accueilli ce travail avec un grand intérêt dans la mesure où il a tenu à publier la même année un autre article de Cohn 353 qui, sur une suggestion de Rashevsky lui-même, modifie un peu l’arrangement de son système de branchaison. Cohn ne considérera plus un système de branchements imbriqués et dichotomiques, mais il considérera seulement l’ordre 1 de branchaison, Rashevsky ayant fait valoir l’idée que c’est essentiellement les vaisseaux de cet ordre-là qui jouent un rôle.

Toujours est-il que Cohn et Rashevsky n’en tirent que des allures, des valeurs moyennes ou limites, des ordres de grandeur. Ainsi, pour pouvoir calculer ses valeurs théoriques intermédiaires, Cohn a recours à des mesures très précises qui avaient été faites par un autre auteur sur un chien de 13 kg. Mais, pour pouvoir utiliser ces données dans ses fonctions mathématiques locales, il faut qu’il suppose la forme du chien réel comme étant équivalente à celle d’un cube (sic) : « ce chien peut être idéalisé en un cube de 23 cm de côté » 354 . À chaque étape de formalisation d’une fonction à optimiser, Cohn se livre en fait à des idéalisations très sévères, ce qui explique le paradoxe selon lequel, même en utilisant une science plus « concrète » 355 pour sa formalisation mathématique, il n’ait pas tout à fait réussi à rendre cette représentation mathématique réellement prédictive et opérationnelle.

On remarque toutefois qu’une formalisation de la morphogenèse d’un arbre vasculaire entier a pu être atteinte par une sorte d’érosion invincible de l’approche purement théorique de Rashevsky. Comme si les résistances physicalistes à l’approche par modèles devaient tôt ou tard en rabattre, entre ces années 1930 et 1950.

Il est alors une autre stratégie de résistance théorique qui va se mettre en place à la faveur des déplacements de statut dont bénéficient la logique et les mathématiques, et par conséquent aussi leurs fonctions dans les sciences de la nature, en ce début du 20ème siècle. Cette stratégie va donner naissance à une tentative curieuse : une axiomatisation de la biologie et en particulier de la morphogenèse. Elle est l’initiative du biologiste Joseph Henry Woodger. Nous nous intéresserons à la nature et à l’esprit de son travail pour au moins deux raisons : 1- il constitue un cas d’interaction inédit entre l’histoire récente des mathématiques et de la logique et l’histoire de la biologie théorique de la forme ; 2- après trois décennies de discrédit et de quasi-oubli, il eut l’occasion de renaître, sous une forme certes amendée, précisément à l’époque où l’ordinateur devint disponible. L’analyse de ce travail permettra donc de mieux faire comprendre les blocages qui se présentaient à la biologie théorique de l’époque comme de faire voir, par contraste, ce que l’ordinateur permettra par la suite de débloquer dans la formalisation de la morphogenèse.

Notes
349.

[Cohn, D. L., 1954a], p. 62.

350.

“The animal will be more efficient …”, [Cohn, D. L., 1954a], p. 61.

351.

Même s’il n’insiste pas sur l’antériorité manifeste de Cohn, le thermicien Adrian Bejan reprend aujourd’hui (2000) cette hypothèse avec sa « théorie des constructales ». Il le cite tout de même, ainsi que Murray. Voir [Bejan, A., 2000], pp. 82, 93, 108 et 115.

352.

“We consider the system as a series of many parallel vessels”, [Cohn, D. L., 1954a], p. 70. C’est nous qui soulignons.

353.

[Cohn, D. L., 1954b].

354.

“The dog can be idealized into a cube of side of 23 cm” (sic), [Cohn, D. L., 1954a], p. 71.

355.

Selon ses propres termes, [Cohn, D. L., 1954a], p. 60.