Chapitre 7 - L’axiomatisation de la biologie par Joseph Henry Woodger (1937)

Joseph Henry Woodger (1894-1981) a déjà fait l’objet d’un certain nombre de travaux de sociologie et d’histoire des sciences. Ces derniers montrent surtout la faillite des propositions de Woodger dans le domaine de la génétique et de ce qui allait devenir la biologie moléculaire 356 . Pour notre part, nous nous attacherons essentiellement à restituer de son approche ce qui touche à la formalisation mathématique de la morphogenèse, en insistant sur quelques points techniques de cette théorie formelle qui joueront un rôle important et qui ont été jusque là négligés par les commentateurs. Cet aspect de son œuvre a été en effet très peu étudié 357 . Nous aurons d’ailleurs l’occasion de nous demander si, dans ce cas, le diagnostic devra être aussi tranché. En fait, il nous sera donné de constater que Woodger n’a peut-être pas joué de rôle aussi négatif et restrictif en ce qui concerne l’histoire de la modélisation des plantes.

J. H. Woddger naît dans le Norfolk, en 1894. Depuis plusieurs générations, sa famille est partie prenante dans l’industrie de la pêche locale. Selon ses collègues W. F. Floyd et F. T. C. Harris 358 , il doit à cette activité familiale son grand intérêt pour le vivant sous toutes ses formes, depuis ses études secondaires. C’est donc avec une certaine motivation qu’il commence des études de zoologie au University College de Londres en 1911. Mais son cursus est interrompu par la guerre. Du point de vue de sa formation, c’est un gros contretemps car, en cette fin d’année 1914, ses résultats sont déjà excellents et remarqués. Il décroche coup sur coup le prix de l’université en zoologie et une bourse de recherche (la Derby Research Scholarship) 359 . La guerre brisant ses projets, Woodger réagit en s’engageant comme volontaire dans le régiment du Norfolk en avril 1915. Mais il ne reste pas longtemps en Europe et est envoyé en Mésopotamie, récemment conquise et occupée, pour servir comme protozoologiste au laboratoire central d’Amara. C’est là qu’il rencontre le Docteur Ian Suttie, jeune psychiatre britannique alors à l’écoute des récentes théories freudiennes 360 . Il est son compagnon d’arme lors de la bataille de Shumran Bend 361 menée pour la conquête de Bagdad. Ce dernier est le premier à l’initier à la réflexion critique, épistémologique et méthodologique en sciences.

Après sa démobilisation en février 1919, Woodger peut enfin s’engager dans un travail de recherche. Ses travaux appartiennent alors au domaine de l'embryologie cellulaire et portent sur la formation de l’appareil de Golgi 362 dans diverses situations biologiques, notamment dans le cas de la genèse de l’œuf. Il publie quatre articles sur ce sujet de 1920 à 1925. Mais ses publications biologiques vont en rester là car, dès 1922, il se voit confier une charge d’enseignement très lourde à la Middlesex Hospital Medical School. Et ses recherches biologiques de terrain en embryologie descriptive vont en pâtir au point de s’interrompre au profit de réflexions méthodologiques plus générales sur la biologie, son enseignement et la construction des théories. En 1926, Woodger a néanmoins l’opportunité de rejoindre le zoologiste et embryologiste autrichien Hans Leo Przibram 363 (1874-1944) à l’Université de Vienne afin d’y poursuivre sur un semestre des recherches sur la transplantation dans les annélides (vers annelés aquatiques ou terrestres 364 ). Entre-temps, il a appris, par lui-même, à lire et à parler couramment l’allemand 365 . Ce qui l’incite donc à faire ce voyage. Mais là encore, Woodger est victime d’une certaine malchance : les espèces d’annélides retenues ne permettent pas l’opération de transplantation qu’il escomptait et le sol gelé (puisqu’on est en hiver lorsqu’il arrive à Vienne) lui interdit de récolter d’autres types de vers dans l’immédiat. Incapable, dans ces conditions, de se livrer au travail expérimental prévu, il en profite pour participer aux discussions méthodologiques qui animent alors vivement le département de recherche de Przibram à l’Université de Vienne. Même si ses collègues Floyd et Harris ne le précisent pas dans leur biographie, on peut supposer que Woodger se tient alors informé des discussions du « Verein Ernst Mach » 366 d’abord informelles jusqu’en 1928, date de sa fondation officielle, et que Moritz Schlick, alors professeur de Philosophie à l’Université de Vienne, avait créé dès 1922 367 . Toujours est-il que Woodger, à son retour en Angleterre, focalise son attention sur les hypothèses implicites qui émaillent le discours scientifique et, en particulier, biologique.

Notes
356.

Voir [Ruse, M., 1975], [Roll-Hansen, N., 1984] et [Abir-Am, P., 1987].

357.

Cependant, Pnina Abir-Am rappelle le contenu de certaines interventions de Woodger sur l’embryologie in [Abir-Am, P., 1987], p. 14 sqq. Nils Roll-Hansen résume quelques unes de ses idées dans [Roll-Hansen, N., 1984], pp. 424-425.

358.

[Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 1.

359.

[Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 1.

360.

En 1935, dans son unique livre The Origins of Love and Hate, Suttie critiquera le cynisme et la vision patriarcale de Freud. Au tabou de l’inceste, il opposera l’existence dans la société d’un « tabou de la tendresse ». Le désir de tendresse, rendu tabou par une société machiste, tirerait son origine des liens d’amour et de tendresse caractérisant, selon Suttie, les rapports mère-enfant. C’est donc l’amour et son refoulement et non la pulsion sexuelle qui donnerait sa configuration à la vie individuelle et sociale. Voir [Rissik, A., 2000]. On peut imaginer que Woodger se retrouve dans cette vision « radicale » de la société (au sens du « radicalisme » anglais) au vu de ses propres options politiques progressistes et égalitaristes. Voir [Abir-Am, P., 1987], p. 10.

361.

[Gregg, J. R. et Harris, F. T. C., 1964], p. 2.

362.

Du nom du cytologiste italien Camillo Golgi (1843-1926). L’appareil de Golgi est un type d’organite présent dans les cellules des métazoaires et qui, notamment, entre en jeu dans la synthèse glucidique permettant la minéralisation cellulaire. Voir l’article de Louise Zylberberg in Encyclopaedia Universalis, 1989, Tome 15, p. 393a.

363.

Hans Leo Przibram avait travaillé sur la régénération chez les crustacées, sur la morphologie des animaux et sur des questions plus générales de biologie quantitative. Il avait une approche physiologiste et mécaniste de la formation des organismes. En 1906, il avait été un des fondateurs de l’institut de recherche biologique de Vienne. Cet institut, appelé le « Vivarium », se situait dans le Parc du Prater de Vienne jusqu’à sa destruction en 1945. Démis de ses fonctions dès 1938 et fuyant, avec sa femme, les politiques de déportation des juifs mises en œuvre en Autriche depuis l’Anschluss, il émigrera à Amsterdam en 1939. Cette émigration ne leur sauvera pas la vie car ils seront déportés par l’occupation allemande en 1943. Ils mourront au printemps 1944 dans le camp de concentration de Theresienstadt.

364.

Voir l’article sur les « Annélides » de Robert Manaranche in Encylopaedia Universalis, Tome 2, p. 460c. Ces vers, pourvus d’une segmentation corporelle caractéristique, présentent des stades embryologiques intermédiaires entre ceux des vertébrés et des invertébrés, d’où l’intérêt qu’on leur a porté assez tôt pour la compréhension des processus embryologiques. En 1935, Marcel Prenant écrira un livre qui leur sera entièrement consacré : Annélides. Leçons de zoologie, Hermann, Paris.

365.

[Gregg, J. R et Harris, F. T. C., 1964], p. 3.

366.

Qui allait devenir le germe de ce qu’on appellera le « Wiener Kreis » ou « Cercle de Vienne ».

367.

Voir, pour cette précision, la préface de Max Black in [Carnap, R., 1932, 1934, 1995], p. 9.