La morphologie : atomisée et logicisée

Il nous faut en effet indiquer un autre déplacement crucial dont Woodger se fait explicitement l’écho dans l’introduction de son ouvrage de 1937. Dans ses premiers livres, Whitehead a beaucoup insisté sur le fait que les mathématiques n’étaient plus seulement la science des quantités et des métriques mais qu’elles devenaient plus généralement une science des formes. Or cette idée ne lui vient pas de nulle part. C’est bien sûr au spectacle de la crise des fondements des mathématiques du tournant du 20ème siècle que Whitehead peut se faire cette réflexion 394 . La tendance de la recherche mathématique, on le sait, est alors à la logicisation et à l’axiomatisation tous azimuts en vue d’apurer le fondement des mathématiques et de minorer la place de l’intuition dans leur construction, notamment depuis la crise qu’a constituée l’émergence des géométries non-euclidiennes 395 . Ainsi, ce qui peut alors apparaître de plus en plus évident aux yeux du mathématicien Whitehead doté, comme son collègue d’Arcy Thompson 396 , d’une immense culture en science, en histoire des sciences et en philosophie, c’est le fait que, grâce à la mathématisation de la logique, il est enfin possible de marier Pythagore et Aristote, la pensée des quantités et la pensée des formes. Si la logique (l’atomisme logique) est la science morphologique (postulat de Whitehead), et si l’on peut mathématiser la logique (constat de Whitehead et Russell), alors on peut mathématiser la science morphologique. Mais cela, la pensée métrique, géométrique et mécaniste de d’Arcy Thompson l’ignore complètement. Au contraire du logicien et mathématicien Whitehead, d’Arcy Thompson a ignoré cette évolution des mathématiques contemporaines vers la logique des formes. C’est là une de ses limites. Comme nous l’avons vu précédemment, il en reste à une mathématique de la quantité et des métriques. Rashevsky, sur ce point, suivra d’Arcy Thompson encore longtemps, au moins jusqu’en 1954. Mais nous reviendrons sur l’infléchissement que finira tout de même par subir l’épistémologie biologique de Rashevsky à cette date.

Finalement, c’est donc pour l’ensemble de ces raisons qu’en 1937, Woodger sent en la pensée de Whitehead, à la différence de celle de d’Arcy Thompson, une nouvelle issue réellement prometteuse pour la formalisation de la biologie. La série des déplacements que permet d’une part l’évolution des conceptions de la logique et des mathématiques, d’autre part la « cosmologie morphologique » de Whitehead ouvre donc à Woodger une porte qu’il s’empresse de franchir dès lors qu’il souhaite également faire intervenir la philosophie du langage dans la biologie afin de l’assainir.

Notes
394.

Whitehead et Russell insistent sur ce point dans la préface des Principia : [Whitehead, A. N. et Russell, B., 1910, 1962, 1970], Preface, p. v.

395.

Woodger cite le mathématicien allemand Hermann Weyl (1888-1955), dans sa bibliographie, notamment son article de 1926 sur la méthode axiomatique. Voir la traduction anglaise [Weyl, H., 1949, 1963], pp. 18-29. Weyl y insiste sur la notion d’isomorphisme et précise qu’un système axiomatique est un moule logique (un réceptacle de formes vides : Leerformen dans l’article original) pour des « sciences possibles » (« possible sciences »), ibid., p. 25. Il y définit un « modèle » comme une interprétation concrète d’un tel moule logique. Cette interprétation se produit lorsque les symboles du système axiomatique réfèrent tous à un « concept de base » (« basic concept ») de la science concrète et que les propositions valides dans le système correspondent à des propositions vraies dans le concret, ibid.

396.

Whitehead et d’Arcy Thompson se connaissaient personnellement et se côtoyaient régulièrement. On sait qu’ils étaient tous les deux membres de la « Société des Apôtres » à Cambridge. Voir [Saint-Sernin, B., 2000], p. 8.