Carnap, Woodger et Rashevsky (1936-1938) : convergence et bifurcation

De Carnap, Woodger a lu de très près la Logische Syntax der Sprache paru en 1934. Il est intéressant pour nous de voir ce qu’il retient du physicalisme tel qu’il y est une fois de plus énoncé dans le cadre du problème de la réduction de la biologie à la physique 397 . On se rappelle en effet que Rashevsky, à la même époque, a dû être informé de ces thèses contemporaines du Cercle de Vienne. Dans son travail et dans son épistémologie, sans citer les auteurs du Cercle, Rashevsky fait ainsi directement écho à cet espoir de réduire à terme les lois biologiques aux lois physiques. De surcroît, et en conséquence, il se retrouve tout autant d’accord avec Neurath et Carnap dans leur projet commun de construire une science unifiée. Mais, de façon très significative, il n’en retient pas pour sa part le troisième point, essentiel pour les positivistes logiques, de la proposition carnapienne : l'omniprésence du logicisme. Il ne veut comprendre ce réductionnisme qu’en un sens matériel relativement immédiat mais pas en un sens positiviste radical ou phénoméniste, comme celui qu’avait précédemment introduit Ernst Mach (1838-1916), et pour qui ce sont finalement les capacités qu’ont les entités physiques d’être des objets de sensation, d’observation et d’expérimentation qui font leur seule réalité 398 . Rashevsky reste au fond un réaliste de la matière, un mécaniste en ce sens, mais pas un réaliste de la sensation et de ce que le positivisme logique appelle, sous l’influence du phénoménisme, des observables. En quelque sorte, Rashevsky a raté le tournant linguistique du positivisme et de l’atomisme logique des années 1930, alors que Woodger, nous l’avons vu, joue à plein cette nouvelle carte pour la biologie, peut-être de manière prématurée d’ailleurs. En quoi va donc consister la proposition alternative de Woodger pour la biologie et notamment pour la biologie du développement et des formes ?

Notes
397.

[Carnap, R., 1934, 1937, 2002], §83, pp. 323-324.

398.

Voir [Mach, E., 1911, 1922, 2000], p. 291 : « Il ne s’agit pas de supprimer le concept vulgaire de matière dans son usage domestique et usuel, et tel qu’il a été forgé indistinctement à cette fin. De même tous les concepts physiques de mesure demeurent à bon droit ; nous les soumettons seulement à une décantation critique, comme j’ai essayé de le faire dans le domaine de la mécanique, pour la chaleur, l’électricité, etc. Des concepts empiriques prennent simplement la place des concepts métaphysiques.[…] Les propositions des sciences n’expriment jamais que de telles liaisons constantes : ‘D’un têtard se forme une grenouille. Le chlorure de sodium se présente sous forme cubique. La lumière se propage en ligne droite. Les corps tombent selon une accélération de 9,81 m/s2.’ Nous appelons loi l’expression conceptuelle de cette constance. » C’est l’auteur qui souligne. Voir également l’étude de [Verley, X., 1998], p. 30 : « L’exposition mécaniste ignore la sensation et s’oppose donc à la description physique, ouverte à toutes les manifestations sensibles de la nature. Elle réduit le sensible à un schéma abstrait. » D’où l’on voit que le mécanicisme de Rashevsky ne pouvait tout de suite aller de pair avec le positivisme logique.