La méthode axiomatique en biologie

Dans son ouvrage de 1937, Woodger reprend telles quelles les notations que Whitehead et Russell avaient employées dans les Principia. Il ne prétend pas fonder de pied en cap une biologie formelle, il présente plutôt son travail comme une expérience d’application des méthodes des sciences exactes à la biologie 399 . Il cherche à se donner ce qu’il appelle un « calcul biologique » 400 . En 1937, comme nous l’avons vu, Woodger n’est plus lui-même un expérimentateur, pas même un véritable théoricien de la biologie en exercice. Il est avant tout un enseignant. Lorsque l’on consulte sa bibliographie 401 , on est en effet surpris de voir que ses publications proprement biologiques, qui ne dépassent pas une dizaine si l’on compte les articles généraux sur la notion d’organisme, sont en nombre très limité et s’interrompent pratiquement à partir de 1925 402 . Woodger n’exerce donc pas très longtemps la biologie comme chercheur. Dès la fin des années 1920, il se pose préférentiellement des questions de type méthodologique. Le travail plus tardif que nous allons évoquer est donc de nature essentiellement spéculative car il ne repose que sur les connaissances acquises par d’autres et non sur une pratique expérimentale de terrain ni même sur des vérifications de loin en loin, à la manière de Rashevsky. Les seules validations que proposera Woodger consisteront donc à montrer que l’on retrouve des connaissances empiriques déjà acquises par ailleurs d’un point de vue uniquement qualitatif. Ce qui ne sera pas la moindre de ses limites, comme on peut déjà s’en douter.

Woodger ne cache pas son souhait de voir naître, à terme, une « théorie biologique systématique » 403 . Sur ce point, il est à remarquer qu’alors que Whitehead, Russell et Carnap n’employaient pas le terme de « théorie » pour désigner l’application de la méthode logistique aux sciences non formelles mais plutôt celui de système axiomatique, Woodger se distingue en l’utilisant dans ce contexte. En cela, il fait écho à la volonté partagée par nombre de ses contemporains (dont Lotka et Rashevsky) de construire une biologie théorique. Par ailleurs, il faut savoir que, comme Woodger connaissait et fréquentait personnellement Rudolf Carnap et Alfred Tarski, il s’est directement fait aider par eux dans son travail de formalisation de la biologie 404 . Tarski ajoute même un appendice de sa main à cet ouvrage pour expliciter des preuves formelles et développer certains concepts de Woodger grâce à l’axiomatique de la méréologie qu’il emprunte à son maître de l’Ecole de Logique de Varsovie, le mathématicien polonais Stanislaw Lesniewski (1886-1939) 405 .

Comme Whitehead, Woodger considère que la biologie est une sorte de morphologie où la considération de la « forme du fait biologique » est essentielle 406 . Or, cette forme peut être incarnée (embodied) dans le système formel 407 . C’est cela qui donnerait une grande force et une grande clarté au savoir biologique. Il faut donc disposer de systèmes axiomatiques qui puissent convenir à l’embryologie, à la génétique, à la taxonomie. Or, Woodger précise que si l’on veut axiomatiser une science qui ne l’est pas encore, il n’y a que deux façons de procéder : soit on cherche un système axiomatique non interprété mais déjà existant et qui se trouve avoir une forme adéquate, soit on tâche de concevoir et de fabriquer un tel système uniquement à cette fin 408 . C’est cette deuxième solution qu’il choisit parce qu’il se présente comme un (modeste) précurseur en ce domaine et parce qu’il lui semble nécessaire d’adapter très précisément les axiomes et les relations aux problèmes biologiques. Woodger définit alors ce qu’il appelle le système « (P, T, org, U, etc.) » 409 .

Le système axiomatique biologique « (P, T, org, U, etc.) »
Dans The axiomatic Method in Biology (1937), John H. Woodger définit le système axiomatique biologique« (P, T, org, U, etc.) ». Le terme « P » désigne ici ce que l’on pourrait traduire en langage naturel par la relation «… est une partie de … », que ce soit en un sens spatial, dit Woodger, ou temporel. Ainsi, on peut définir des individus « biologiques » x et y au sujet desquels on pourra écrire « xPy », à savoir « x est une partie de y ». Le terme « T » désigne la relation de précession dans le temps : « … est avant … » 410 . On peut déjà dire que l’on forcera « T » à être une relation formelle antisymétrique (puisque le temps biologique est irréversible). On peut définir ensuite « org » une classe d’individus dite classe des « unités organisées » tout au long du temps. Une cellule ou un organisme entier sont ainsi des membres de « org ». On peut définir ensuite la « tranche » («  slice  ») d’une unité organisée (c’est-à-dire d’un membre de « org ») comme un état momentané de cette unité. Cela permet à Woodger d’instaurer ensuite une relation d’ordre grâce à « T » entre les « tranches » d’une unité. Le terme « » désigne une relation de division cellulaire ou de fusion cellulaire ou encore de filiation, en fait un rapport d’interaction biologique de quelque forme que ce soit, entre x et y. Enfin, « cell » désigne la classe des unités organiques temporellement étendues et possédant une « tranche » de début et une « tranche » de fin. Woodger définit ainsi un grand nombre de relations et de classes sur le même principe.

Au moment où il définit ses relations formelles, Woodger restreint également leur pouvoir combinatoire en leur donnant des propriétés variées ayant un sens biologique comme c’est le cas pour la relation temporelle « » qui est définit, de façon assez naturelle, comme antisymétrique. Il peut ainsi décider que telle relation sera symétrique, antisymétrique ou transitive, que des relations de relations seront isomorphes ou non, etc. Et ayant fait cela, il peut en effet appliquer, toujours dans l’esprit des Principia, le « calcul des relations » aux cellules, aux agrégats de cellules, aux organismes, etc. : il peut donc trouver des théorèmes « biologiques » totalement a priori à partir de la combinaison logique et du calcul logique de ces relations et de leurs capacités ou de leurs contraintes formelles. Par exemple, Woodger s’avance assez loin dans la fondation logiciste des règles de la génétique mendélienne. Nous ne les présenterons pas dans le détail car cela dépasserait notre propos. Mais il faut savoir que ses résultats sont décevants car ils n’apportent pas de connaissances réellement nouvelles. Ils se limitent à symboliser puis à retrouver un certain nombre de grands faits connus. Il lui faut en effet définir beaucoup de types de classes donc beaucoup de symboles différents et Woodger ne fait là que suivre de façon opportuniste la connaissance génétique déjà reconnue. Nous allons voir ce qu’il en est de ce qui nous concerne davantage dans notre enquête : l’embryologie et la théorie morphogénétique.

Notes
399.

[Woodger, J. H., 1937], p. vii et p. ix.

400.

“biological calculus”, [Woodger, J. H., 1937], p. vii.

401.

Voir [Gregg, J. R. et Harris F. T. C., 1964], pp. 473-476.

402.

En 1930, Woodger publiera cependant encore un article d’embryologie sur le crâne du lapin. Voir [Gregg, J. R. et Harris F. T. C., 1964], p.474.

403.

“systematic biological theory”, [Woodger, J. H., 1937], p. ix.

404.

[Woodger, J. H., 1937], p. x.

405.

[Woodger, J. H., 1937], Appendix E, pp. 161-172. Tarski y développe la relation « », « partie de », de Woodgeren l’intégrant dans le formalisme de S. Lesniewski. Pour une bonne présentation de la méréologie de Lesniewski et pour une réflexion sur ses implications philosophiques, voir [Parrochia, D., 1991], pp. 187-201.

406.

“the form of biological fact”, [Woodger, J. H., 1937], p. 16.

407.

[Woodger, J. H., 1937], p. 16.

408.

[Woodger, J. H., 1937], p. 11.

409.

[Woodger, J. H., 1937], p. 55. C’est Woodger lui-même qui choisit d’indiquer en caractères gras les noms des relations et des classes qu’il définit.

410.

Nous adaptons les expressions venant de l’anglais pour les rendre plus lisibles. Voir [Woodger, J. H., 1937], p. 56.